Ça faisait longtemps que j'attendais ça, un recueil creusant de fond en comble la vie et l'oeuvre de Frantz Fanon: médecin psychiatre, chantre de la désaliénation, révolutionnaire pragmatique et inlassable. Ce recueil publié par Jean Khalfa et Robert Young rend véritablement honneur au penseur qu'était Fanon, il nous expose de manière précise et complète toute ses tensions, ses solutions, ses évolutions et sa lutte. Tout cela par l'intermédiaire de ses créations romano-théâtrales, ses travaux de recherche en psychiatrie et ses écrits politiques.


Pour tout les passionnés de ce grand homme et du XXeme siècle, ce recueil est une véritable mine d'or. Je dois vous avouer que je n'ai pas tout lu (si on exclu l'index, le livre fait 659 pages), j'ai notamment sauté sa thèse au vu de la grande technicité de celle-ci. Pour le reste, j'ai presque littéralement dévoré chaque page tant c'était passionnant et émouvant, et en disant cela je parle aussi bien des textes de Fanon en eux-même que des analyses de khalfa et young qui sont d'une subtilité et d'une profondeur réellement stupéfiante et éblouissante ( je pense surtout à l'analyse des manuscrits des "mains parallèles" et de "l’œil se noie"). Les auteurs de ce recueil réussissent a merveille a nous communiquer la complexité de l'homme que fût fanon, en nous faisant explorer sa jeunesse et ses premières expériences de l'aliénation. C'est en lisant ce recueil que j'ai réellement compris l'une des premières affirmations qu'on retrouve dans peau noire masque blanc: "Il y à trois ans que ce livre aurait dû être écrit... Mais alors les vérités nous brûlaient". Cette profonde brûlure, qui a marqué sa vie d'homme révolté, est ici soigneusement auscultée, examinée dans ses moindres détails et dans ses plus funestes conséquences, à la fois par les auteurs et par Fanon lui-même.


Mais après l’auscultation vient le moment de la recherche du remède et des moyens de guérison, c'est tout le sens de ce recueil et de la quête fanonienne: Comment guérir des blessures de l'aliénation et de la domination coloniale?
La force de ce recueil est qu'il montre a quel point la manière dont Fanon abordait le problème coloniale et les solutions qu'il lui donnait était intimement liée à sa pratique psychiatrique et à la manière dont il envisageait la maladie mentale en elle-même: " La maladie mentale, dans une phénoménologie qui laisserait de côté les grosses altérations de la conscience, se présente comme une véritable pathologie de la liberté. La maladie situe le malade dans un monde où sa liberté, sa volonté, ses désirs sont constamment brisés par des obsessions, des inhibitions, des contrordres, des angoisses." ( Fanon lui-même, page 166). Fanon envisageait l'aliénation coloniale de manière analogue.
On sent ici les différentes influences qui ont marqué la pensée de Fanon, au premier rang desquelles se trouve la phénoménologie.


(petit parenthèse pour les philosophes ou apprentis: en faisant le lien avec Husserl, j'en suis venu à supposer que Fanon s'est inspiré de l'époché (réduction phénoménologique) Husserlienne, à la différence près que l'aliénation n'implique pas une mise entre parenthèse intentionnelle du monde, mais une dissolution de l'être au monde du colonisé par le regard raciste et racisé du colon. Cela entraînerait ensuite des "reconstructions pathologiques" de l'intentionnalité du colonisé, faites d'obsessions et d'inhibitions. Young et Khalfa montrent d'ailleurs qu'il est vraisemblable que ce soit à cause de cela que Fanon s'est écarté du mouvement de la négritude, et qu'il le considérait avec Jean-Paul Sartre comme "un moment négatif dans la dialectique d'une phénoménologie de l'esprit colonisé" (khalfa ou young, note 2 de la page 167). Mais je ne vais pas rentrer dans les détails, parce que si je commence cette critique pourrait s'étaler sur des pages entières....)


Ce qu'il faut retenir c'est que tout le sens de la quête de Fanon est la recherche de la liberté, et c'est cette recherche qui va donner tout son sens à ses engagements politiques en Algérie (il ne faut bien évidemment pas rater la partie sur les écrits politiques de Fanon qui, à l'image des damnés de la Terre, manifeste la pensée politique de Fanon dans toute sa maturité et sa lucidité), et cela explique le titre du recueil: "écrits sur l'aliénation et la liberté". Ce titre est profondément beau parce qu'il vise juste.. Il y à la maladie et le remède, et tout le sens de la vie du médecin Fanon est cette recherche d'une construction ou d'une reconstruction saine de la liberté, affranchie des affres de la domination de l'homme par l'homme, pour enfin atteindre cette destination "où les hommes vivent bien".

cyrima
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le 22 mai 2016

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