El Clínico
El Clínico

livre de Kiko Herrero (2018)

Divagation et souvenirs aux portes de la mort, entre réalité et fantasmes.

En voyage dans sa ville natale de Madrid au moment de l’Épiphanie, Kiko Herrero, narrateur d’« El Clínico», est victime d’un malaise grave au milieu de cette nuit de cadeaux et d’ivresse générale, et découvre aux urgences de l’hôpital qu’une tumeur au poumon ne lui laisse tout au plus que trois mois à vivre.


Chacun construit sa vie comme il le peut, remarque Kiko Herrero dans ce deuxième livre publié en mars 2018 aux éditions POL,sur des mensonges et des hasards, à commencer par la découverte brutale de cette tumeur qui le cloue sur un lit d’hôpital à Madrid, dans ce lieu monumental, El Clínico, lieu de sa naissance hanté par tant de souvenirs et de fantômes.


« Mon premier décor est donc une chambre du troisième étage de cet hôpital ; mon dernier sera une chambre du cinquième. Toute une vie pour parcourir deux étages. Au Clinico j’ai connu ma mère et vu mourir mon père. Au Clinico je suis né, au Clinico je m’apprête à quitter ce monde. Au Clinico j’ai bu et mangé. J’ai bavardé, patienté, divagué… J’ai aussi couché, et à plusieurs reprises, avec un infirmier. »


La nouvelle fatale de cette tumeur mortelle et son séjour alité sous l’effet des calmants dans El Clínico, colosse démesuré, sont l’ouvroir d’un torrent de souvenirs et de fantasmes, depuis son départ de l’Espagne, les péripéties de son trajet jusqu’à Paris et ses premiers errements dans la capitale française quelques décennies plus tôt. Homme à tout faire des vieilles dames abandonnées dans Paris, il est possédé par la souvenir de ces femmes aux paroles intarissables écrasées par la poussière qui recouvre tout dans leurs appartements, par le souvenir de sa chambre circulaire parisienne qui faillit le rendre fou, de la faune qui pullulait comme hyènes et chacals sur la butte Montmartre, hanté par les changements consécutifs à la mort de Franco en Espagne, ayant fait sombrer le pays dans une grand apocalypse festive sans lendemain et par ses échappées éthyliques en France et en Europe.


« Sanglé à mon lit, drogué par la fièvre et les tranquillisants, ma vie défile en désordre dans un délire proche du songe et se reconstitue dans un film jauni par le temps. Ou plutôt dans un diaporama, haché, incongru. Je peine à rétablir les raccords. Pourtant je croyais avoir enterré mes souvenirs. Je n’ai jamais gardé ni photos, ni lettres, ni fétiches. Mais maintenant que mon histoire arrive à échéance, elle resurgit de sous la terre. L’histoire d’un départ, d’une errance,d’un exil volontaire, des multiples stratégies de survie d’un jeune homme de vingt-cinq ans. Parcourir l’Europe au hasard, sans but. M’installer en France, à Paris, sans l’avoir vraiment décidé. Dix années après la mort de Franco, le souffle de mes vagabondages m’avait conduit jusqu’au pied des Pyrénées, cette barrière granitique qui, au nord, sépare ma terre natale de l’ailleurs. Rêve ou souvenir. Songe ou fiction. Mensonge. Illusion. Délire de fièvre. Reconstitution. »


Poursuivant l’exploration savoureuse des souvenirs réels ou chimériques entamée dans « ¡ Sauve qui peut Madrid ! », Kiko Herrero développe son grand talent de portraitiste, pour évoquer les vieilles parisiennes avares, un infirmier beau comme un Dieu de l’Olympe ou encore le curé originaire du Rwanda, arrivant à son chevet pour recueillir sa confession, tel une tumeur satellitaire, point de départ d’une violente diatribe anticléricale, et par extension contre les religions de tout poil et leurs cortèges de noirceur.


« Le curé se tient debout, collé à mon lit. Il me raconte sa vie et les désastres de la guerre dans sa terre natale. Je me rappelle les nonnes belges qui avaient fermé les portes de leur couvent à des dizaines de Tutsis persécutés par les Hutus. Sales nonnes, sadiques prosélytes, la seule révélation que vous pouvez offrir aux Africains est celle de votre aigreur. Toute la haine que votre religion porte à la femme se distille en venin par chacun de vos pores. La religion catholique triomphe par la souffrance : mères vierges, cannibalisme, corps transpercés, massacres d’innocents. On torture la chair, on célèbre le sang, et la joie ne survient que dans la douleur. Frustration charnelle, assouvie dans la cruauté. Jésus-Christ conçu par l’oreille de la Vierge et mis au monde par son nombril. Le monothéisme engendre des monstres. Le Dieu unique est une tumeur de la taille d’une planète. »


Une traversée des souvenirs réels ou fantasmagoriques de trois jours et trois nuits dans un hôpital transformé en grand théâtre des vivants et des disparus qui, par les travestissements de la réalité qu’elle nous laisse entrevoir, nous parle aussi de ce que peut la littérature, et donne ainsi grandement envie de continuer à lire Kiko Herrero.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/08/10/note-de-lecture-el-clinico-kiko-herrero/

MarianneL
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le 10 août 2018

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