Dans l'article The Public Voice of Women publié dans le London Review of Books (vol. 36, 2014), Mary Beard fait remarquer que L'Odyssée contient dès le premier livre un cas, je cite, "d'homme disant à une femme de "la fermer", arguant que sa voix ne devait pas être entendue en public." Un barde en effet raconte l'embarras des héros grecs pour rentrer chez eux, et lorsque la reine lui demande quelque chose de plus joyeux, Télémaque intervient : "Maman, dit-il, monte dans tes quartiers et reprend ton propre travail, le métier à tisser et la quenouille... le discours sera l'affaire des hommes, de tous les hommes et de moi surtout, car tel est mon pouvoir dans cette maison." À Mary Beard de faire par ailleurs remarquer que Télémaque use pour dire "le discours" du mot muthos , soit, en grec homérique, le discours public faisant autorité, réduisant la parole de sa mère, et des femmes en général, à une parole minoritaire. À cette posture du Télémaque d'Homère, l'œuvre Elles disent... l'Odyssée de Jean-Luc Lagarce vient apporter une contrepartie. Dans sa pièce, Jean-Luc Lagarce s’inspire des situations de personnages féminins de L'Odyssée - notamment Pénélope, Calypso, Circé et Nausicaa - et va plus loin dans l’interprétation de leurs caractères psychologiques. On assiste dans cette pièce à une sorte de contre-témoignage des femmes de L'Odyssée, comme revenues d'outre-tombe pour s'emparer de la scène et faire-valoir leur propre point de vue. On insiste notamment sur la profondeur de l'attente : sur le refus par Pénélope d'être réduite à cette attente ; mais aussi sur la perception de Calypso et de Circé de leur solitude respective.


Dans l'introduction de la pièce, en miroir du titre et de son évocateur "Elles disent...", une voix narratrice relate d'abord des "On dit..." dont les sources sont masculines et les objets féminins : "[Le marin] dit qu'un roi est mort sous les coups d'une épouse infidèle. Il dit qu'elle bat ses servantes et qu'elle casse ses miroirs. Il dit qu'elle a peur de vieillir, qu'elle hurle, qu'elle veut vivre encore. Sur les navires qui ramènent les héros, les vainqueurs, il y a l'épouse adultère que l'on a retrouvée et qui est prisonnière. On dit qu'elle veut jouer avec sa fille qu'elle a abandonnée, mais l'enfant est devenue grande et ne sourit jamais." On parle évidemment de Clytemnestre, d'Hélène et d'Hermione. Les vieilles femmes d'Ithaque parlent à leur tour d'Iphigenie : "Les vieilles femmes qui pleurent parlent d'une femme que l'on tua pour faire vivre la guerre." Mais le texte transmet l'idée d'une auto-censure : "[Les vieilles femmes] disent que nous avons perdu notre vie. Elles disent qu'il est trop tard... Elles disent aussi qu'il ne faut pas les croire, que c'est sans importance. Que les vieilles femmes ont peur, et qu'elles disent n'importe quoi pour croire qu'elles ne sont pas seules". Comme le fait remarquer Mary Bird dans son article, "les femmes, même lorsqu'elles ne sont pas réduites au silence, sont obligées de payer le prix fort pour être entendues." Or le texte de Jean-Luc Lagarce, par ses évocations poétiques, parvient bien à rendre cette difficulté d'une certaine parole féminine qui cherche à transmettre ses états d'âme dans leur complexité tout en gardant simultanément une certaine retenue, qui ressemble à de la prudence. Clytemnestre, Calypso, Cercei, Nausicaa, auront, à travers 18 scènes, chacune l'occasion de faire valoir leurs voix toutes en subtilités. Notamment la voix de Pénélope qui refusera dans les premières scènes tous les clichés sur l'attente.


Or, léger twist sur la fin. En conclusion de l'œuvre, Ulysse revient à Ithaque et retrouve Pénélope. Il veut vivre de nouveau avec elle, la faire revivre, la faire sourire à nouveau, lui faire oublier ces années de solitude, mais Pénélope est abattue par l'attente : "J'ai oublié le temps, lui dit-elle, mais le temps ne m'a pas oublié. [...] Je ne sais plus rien faire que des pas lents de rochers en rochers. Je ne sais plus rien faire que des sourires tristes." Et elle tient ce monologue finale par lequel, dans une forme de cynisme ultime où elle laisse la parole aux générations à venir, elle annonce le stéréotype auquel elle n'échappera pas : "Il ne faut plus me regarder. Il faut laisser les enfants raconter l'histoire belle et monstrueuse de l'épouse trop fidèle. Il faut laisser mon corps s'anéantir sous le soleil. Il faut me laisser m'oublier. Il faut que je perde tous les souvenirs et les joies inutiles. Il ne faut plus me regarder. J'erre, comme une pensée triste, dans une cage blanche où plus personne ne vient. Je veux encore et toujours regarder les oiseaux, les entendre crier ma solitude. Il faut me laisser comme une vieille femme, comme un corps mort et trop lourd. Les enfants qui viendront parleront de Pénélope qui passa sa vie à tisser son linceul. Ils diront : que cette femme jeune et jolie abandonna son visage aux années trop longues. Ils diront qu'elle est l'exemple et la vertu. Ils diront que toujours on gardera son image de femme fidèle. Les enfants riront, avec le temps, de ses peines, et ils diront que cette histoire de lenteur se termina très bien : que Pénélope, la femme du roi et du héros, retrouva Ulysse après vingt années d'absence." A noter cette fois, en miroir de "Elles disent..." au présent, le "Ils diront" au futur. Une manière pour l'auteur de suggérer le poids des préjugés qui finiront avec le temps par survivre à la réalité, toujours plus subtile ; et, plus généralement, le poids des préjugés face aux avis des personnes concernés. L'émancipation est une lutte après-coup, pour celles et ceux dont la minorité a été trop longtemps affirmée, pour celles et ceux dont on a trop longtemps voulu réduire la voix au bruit du vent sur les galets. Aujourd'hui encore, comme le fait remarquer Mary Bird, "les femmes, même lorsqu'elles ne sont pas réduites au silence, sont obligées de payer le prix fort pour être entendues". Et elle ajoute : "on doit reconnaître qu'il y a derrière cela une longue histoire."

Vernon79
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le 13 avr. 2020

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