Juifs polonais communistes immigrés en France dans les années 1930, les grands-parents d’Ivan Jablonka furent déportés et assassinés à Auschwitz, ce qu’il a raconté dans «Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus» (éditions du Seuil, 2012). Son père, né à Paris en 1940, a vécu moins de trois ans avec ses parents. Lui qui a été confié après la guerre à la Commission centrale de l’enfance, qui a recueilli et élevé des centaines d’orphelins de la Shoah après la Libération a voulu, devenu adulte, offrir le grand air, la liberté et surtout le bonheur à ses enfants. Pendant dix ans il a emmené sa famille en vacances en camping-car, sillonnant les routes nord-américaines et des bords de la Méditerranée.
Ce livre de l’historien et écrivain Ivan Jablonka, paru début 2018 dans la collection La Librairie du XXIe siècle des éditions du Seuil, raconte ces vacances d’été dans les années 1980 à bord du Combi Volkswagen familial, des étés baignés de soleil et de mer, de nature et surtout de liberté dans ce petit foyer mobile et utopique, bulle itinérante précaire et protectrice – des vacances déterminantes pour l’historien qu’il est devenu.
À bord de ce «Camping-car» on suit la chronologie d’une année scolaire en Californie, puis des étés de voyage, et de liberté – Corse 1982, Portugal 1983, Grèce 1984, Sicile 1985, Maroc 1986, Italie 1987, Turquie 1988 – rythmés par la lecture, la baignade et par la recherche quotidienne du « spot » idéal hors des sentiers battus. Ivan Jablonka, gamin-Poséidon fou de Méditerranée, y a réuni ses premières archives. Ce récit lui permet de ranimer les souvenirs, de la liberté et de l’insouciance, et les émotions vivaces de l’enfant.
Loin de l’appartement parisien, l’enfant a aimé la luminosité et la liberté du camping : au cours de vacances qui l’éloignaient de l’appartement parisien, et de l’héritage tragique et pesant de la Shoah, il a aimé la liberté et la joie légère, déchargées du poids d’un bonheur imposé par devoir envers les disparus, répercussions de la Shoah sur les générations suivantes évoquées avec tant de justesse par Marianne Rubinstein dans «Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin».
Les vacances en Combi- VW ne rentraient dans aucune case, à l’image d’une famille non conformiste. Leurs errances estivales, fusionnelles et libres, semblent faire écho aux vacances familiales des Boltanski, passant des nuits à cinq dans leur voiture.
«Ma liberté d’enfant est née de la pluralité de ces univers, de leur confrontation inattendue, productrice de richesses et de surprises. Nous n’étions ni habitants du cru, ni résidents, ni visiteurs, ni touristes, plutôt des voyageurs, des oiseaux de passage. Et notre camping-car n’était ni un camion impossible à manœuvrer, ni une caravane tractée par une berline, ni une équipée sauvage de motards, ni la voiture-balai d’une randonnée sac au dos. C’était quelque chose d’indéfinissable, une sorte de décalage permanent.»
Les destinations de vacances et les pratiques touristiques sont des marqueurs sociaux, mais le camping-car, et en particulier celui-ci, le combi VW, était un objet atypique et hybride, mariant les origines populaires comme celles des grands-parents, le sentiment naissant de l’écologie, une liberté en lien avec la libération des mœurs et la culture contestataire des années 1960 et les envies d’une nouvelle « élite » aux préoccupations non matérielles.
«Mes parents ne sont pas nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, mais, à l’époque où ils entraient dans l’âge adulte, la France était devenue une société d’abondance. Elle professeur agrégée, lui ingénieur de recherche, ils ont pu acquérir un appartement, des meubles, des appareils électroménagers, une voiture, et c’est dans cette société, dans cet appartement où je suis né en 1973, l’année où le choc pétrolier a fait vaciller la croissance pour la première fois. Les vacances que nos parents étaient en mesure de nous offrir relevaient d’un au-delà du confort. Mes grands-parents maternels ou les tuteurs de mon père n’ont jamais « pris de vacances » au sens où on l’entend aujourd’hui, alors que nous partions l’hiver au ski et l’été à l’étranger. Notre bonheur ne dépendait pas des achats (on avait tout à la maison), mais de notre mise à distance de la société de consommation. Les biens n’avaient pas d’attrait, puisque nous les possédions déjà. La simplicité était devenue notre luxe. En ce sens, le camping-car était postindustriel.»
Les souvenirs de famille, le goût de l’Antiquité et des humanités transmis par la mère à Olympie, Delphes ou Pompéi, l’invention de mots et de la géographie de pays imaginaires pour peupler les vacances, et, en écho à ces étés, l’atmosphère et les événements d’une période historique pour rappeler le goût de cette époque, «En camping-car» est un livre hybride : carnet de voyage, récit d’une jeunesse et d’un apprentissage en même temps que livre d’histoire et portrait d’une époque proche et qui semble si lointaine, les années 1980, un livre façonné à partir des archives de soi et des traces de l’Histoire, une tentative de «sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais».
«Sartre a écrit dans Les Mots que son « lieu naturel », fixé par l’enfance, est « un sixième étage parisien avec vue sur les toits ». Sartre a réussi à se sauver tout seul. Moi, c’est le camping-car qui m’a préservé de la parisianité, de la satisfaction haussmannienne, de la connivence entre les élites, de la morgue, de la conviction de déplacer l’univers, ou, plus exactement, il les a déplacées dans un camion farfelu où elles ont perdu tout esprit de sérieux, toute prétention, pour n’être plus que des dérisions de soi. Mon altimètre ne s’est jamais détraqué : l’alezan de métal faisait deux mètres au garrot.
Si le camping-car a joué un rôle si décisif dans ma formation, c’est pour son indélicatesse, sa simplicité crasse, son brin de ridicule fièrement assumé, cette sorte de je-m’en-foutisme allègre, affirmation d’une originalité point trop rebelle, d’une incompatibilité somme toute acceptable, mais qui rendait plus fort, plus joyeux, conscient de la valeur de son idiosyncrasie. Le camping-car n’avait le droit à aucun honneur, il ne connaissait que l’honneur de vivre.
À certains moments de ma vie, lors de réceptions à la Sorbonne ou à l’Élysée, j’ai toujours eu une pensée pour mes quatre grands-parents artisans, pour mon arrière-grand-mère illettrée, pour les habitants du misérable shtetl de Pologne, avec ses roulottes et ses chevaux, où mon grand-père faisait de la sellerie. Quels que soient mes succès et mes échecs, je n’ai jamais oublié d’où je viens. Je viens du pays des sans-pays. Je suis avec ceux qui traînent leur passé comme une caravane. Je suis du côté des marcheurs, des rêveurs, des colporteurs, des bringuebalants. Du côté du camping-car.»
Vous pouvez retrouver cette chronique sur le blog Charybde27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/04/14/note-de-lecture-en-camping-car-ivan-jablonka/