Ghelderode ferait partie de ces auteurs qu’il faudrait arrêter d’oublier. Mais moi, à la lecture d’Escurial et de Hop Signor !, je ne m’étonne pas tant de l’oubli relatif dans lequel il est tombé, que du succès qui fut le sien dans les années 1950. Je veux dire que ces deux « drame[s] en un acte » semblent à la fois trop cruels pour attirer les amateurs de pur spectacle, et trop marqués par les conventions littéraires et théâtrales pour se placer à quelque avant-garde que ce soit.
J’ai lu Escurial quelques jours après Ruy Blas. Et alors que je m’étais dit que la pièce de Victor Hugo appelait une belle suite tragique, j’ai pensé que celle de Ghelderode pouvait être la suite de la suite. Une « reine sans peuple et d’un royaume où goutte le sang, où règnent les espions et les inquisiteurs » (p. 46 de la réédition « Folio théâtre ») agonisant hors scène, un roi « malade et blafard », « dernier fruit d’une race malsaine et magnifique » (p. 27, 29) qui pourrait être Charles II d’Espagne – plutôt que Philippe II, comme le suggère parfois la critique – et Folial, bouffon nain et difforme chargé de dissiper sa solitude.
Cette farce cruelle s’inspire d’ailleurs clairement de Hugo : « Moi, d’un roi ; toi, d’un monstre, nous voici devenus deux hommes ! » (p. 43), déclare le roi au nain. Le numéro de duettistes sera naturellement l’occasion d’un échange d’identités : « Le roi. Grands acteurs sommes-nous ! Assez, la farce est finie. Reprenons notre identité. / Folial, fuyant sur les marches. Ma couronne !… Je suis le roi !… / Le roi, le poursuivant. Ma couronne !… Je suis le roi !… » (p. 48), et on se doute bien que tout se terminera mal. « Une farce, profonde et brève, la dernière dont je me sens capable… » (p. 41), avait proposé le bouffon ; « Après la farce, la tragédie… » (p. 49), conclura le roi.
On trouve dans Escurial certains thèmes des récits maladifs et glauques que sont les nouvelles fantastiques de Ghelderode, dont pourraient aussi être tirées des répliques telles que « Ris encore ! J’aime ce rire flamand qui contient des grincements de dents » (p. 37) ou « Sept péchés sont lisibles, en majuscules, sur le vieux parchemin de ta face. Les sept péchés et d’autres abominations ! » (p. 38). Comme le texte ouvre pas mal d’explorations scéniques, on se retrouve avec une bonne pièce.
Hop Signor ! m’a moins convaincu. Le contexte est à peu près le même – la Flandre sous la domination des Habsbourg, mais ici percluse d’inquisiteurs et d’hypocrisie. Autour de Juréal, sculpteur et alter ego putatif de Ghelderode – « rien ne peut sortir de ma main que d’âpre ou de convulsé ! » (p. 69) –, gravitent une épouse peu fiable, un duo de gandins hypocrites, un couple de nains bouffons appelés Mèche et Suif –, un moine fureteur « grelottant de chasteté […], suintant de pureté […], haletant de pudeur » (p. 92) et évidemment un bourreau, Larose, qui se présente comme « l’abjection qui passe » (p. 113).
Disons que les thèmes sont vus et revus – l’humiliation du mari naïf par son épouse lubrique – et généralement mieux traités par d’autres – le lien profond qui unit l’abjection et la volupté, « Je suis ce Mal dont l’obsession t’a procuré d’affreuses délices », p. 145 : cf. Mirbeau ou, plus proche de Ghelderode dans le temps et l’espace, Conrad Detrez. Et puis, on nous ressort le coup du personnage qui tire le bilan de la pièce (« Suif. Tout est joué. Il n’y a pas que sur les théâtres qu’on vous fabrique plusieurs cadavres en une journée ! J’en pleure… », p. 151), ce qui finit par devenir lassant.
J’ai tout de même récolté une de ces citations que je trouve magnifiques sans pouvoir m’expliquer pourquoi. « Où est le rêve ? Où commence-t-il, où finit-il ? Sur une route où courent les loups ? » (p. 140), je ne comprends pas vraiment ce que ça signifie, mais c’est beau, non, « une route où courent les loups » ?