Laplace, l'un des mathématiciens les plus importants du XIXe et l'un des grands contributeurs à la théorie des probabilités, propose un essai ambitieux dans lequel il étend aux domaines de la philosophie le périmètre des lois de probabilité. Attention aux termes tout de même, car alors les probabilités mathématiques n’étaient pas encore distinguées des statistiques, et il faudra donc prendre ce terme dans une acception assez large. De même, le terme de philosophie est à prendre au sens le plus large car à cette époque, les sciences naturelles ou physiques étaient alors engloblées dans le terme de philosophie naturelle.


Passés les rappels du statut de l’époque en matière de probabilités et leurs applications pas si intéressantes que ça pour notre époque (car déployées depuis longtemps) sur le champ de la philosophie naturelle, on aborde les questions plus intéressantes de l’application à la philosophie morale de ce bayesianisme qui ne dit pas son nom (car le théorème de Bayes n’était visiblement pas connu à cette époque).


Ce qui est d’abord assez curieux, c’est que contrairement par exemple aux utilitaristes anglais comme Bentham qui envisagent des modes d’approche de la philosophie dans l’ensemble similaires - utiliser les calculs d’espérance mathématique pour déterminer les meilleures politiques -, Laplace en tire, lui, une conclusion conservatrice !
Nous connaissons bien par l'expérience du passé, les inconvéniens qu'ils présentent; mais nous ignorons quelle est l'étendue des maux que leur changement peut produire. Dans cette ignorance, la théorie des probabilités prescrit d'éviter tout changement : surtout il faut éviter les changemens brusques qui dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, ne s'opèrent jamais sans une grande perte de force vive.


Mais le plus intéressant est sans doute la leçon “sceptique” que Laplace tire de la formule de Bayes dans sa section “De la probabilité des témoignages”, montrant que “la probabilité de l'erreur ou du mensonge du témoin, devient d'autant plus grande, que le fait attesté est plus extraordinaire.” Il montre, toujours à l’aide de l’image des tirages de boules blanches et noires qui ont fait la joie des étudiants en cours de mathématiques, qie ce n’est pas parce qu’un témoin est fiable (par exemple à 90%) que ce qu’il rapporte (par exemple tirer une boule blanche) est également fiable, mais que la probabilité a priori de l’événement doit entrer en jeu (par exemple, tirer une boule blanche dans une urne contenant 1 boule blanche et un million de boules noires). Cette méthode par induction suffit à montrer, par exemple, l’invraisemblance des religions ou de la plupart des théories du complot, et, de façon plus générale, permet d’adapter de façon dynamique ses croyances aux événements constatées (je recommande la très bonne vidéo d’Hygiène mentale sur le bayésianisme à ce propos).
Il y a des choses tellement extraordinaires, que rien ne peut en balancer l'invraisemblance. Mais celle-ci, par l'effet d'une opinion dominante, peut être affaiblie au point de paraître inférieure à la probabilité des témoignages ; et quand cette opinion vient à changer, un récit absurde admis unanimement dans le siècle qui lui a donné naissance, n'offre aux siècles suivans qu'une nouvelle preuve de l'extrême influence de l'opinion générale, sur les meilleurs esprits” et Laplace d’enchainer sur le fait que même des grands esprits comme Racine ou Pascal en sont venu à tenir des guérisons pour miraculeuses (et donc preuves de leur foi catholique janséniste).
Autre extrait : “Il est vraisemblable que plusieurs de ceux qui se sont annoncés comme ayant reçu leurs doctrines d'un être surnaturel, étaient visionnaires : ils ont d'autant mieux persuadé les autres, qu'ils étaient eux-mêmes persuadés. Les fraudes pieuses et les moyens violens dont ensuite ils ont fait usage, leur ont paru justifiés par l'intention de propager ce qu'ils jugeaient être des vérités nécessaires aux hommes.”


La même méthode est aussi appliquée aux questions des élections et majorités requises dans le contexte d’assemblées ou de tribunaux, et de façon totalement visionnaire, au sujet de la “vaccine” de Jenner qui vient d’être expérimentée à l’époque et qui montre bien que l’on n’a presque pas progressé sur ce débat depuis 200 ans... Belle trouvaille aussi, une préfiguration des mécanismes de sécurité sociale : “Parmi les établissemens fondés sur les probabilités de la vie humaine, les meilleurs sont ceux dans lesquels, au moyen d'un léger sacrifice de son revenu , on assure son existence et celle de sa famille pour un temps où l'on doit craindre de ne plus suffire à ses besoins.”


Dernier cas d’application, la psychologie : “Nous établirons enfin, comme principe de Psychologie, l'exagération des probabilités, par les passions. La chose que l'on craint ou que l'on désire vivement, nous semble, par cela même, plus probable. Son image fortement retracée dans le sensorium, affaiblit l'impression des probabilités contraires, et quelquefois les efface au point de faire croire la chose arrivée. La réflexion et le temps, en diminuant la vivacité de ces sentimens, rendent à l'esprit, le calme nécessaire pour bien apprécier la probabilité des choses.”


Je limite quand même la note de cet essai précurseur car d'abord une grande partie de l’ouvrage traite malheureusement de cas d’application pas toujours très intéressants, et avec peu en lien avec la philosophie (prévisions météorologiques, assurances), ensuite les formules ne sont malheureusement pas explicitées et enfin, l’auteur n’a pas lui même explicité tout le potentiel de sa vision des choses. Mais malgré tout, l’Essai philosophique sur les probabilités est un livre d’une stupéfiante actualité qui donne de puissants outils de raisonnement, mais également, comme nous l’avons vu, des exemples d’application particulièrement avant-gardistes.
Eh oui, “on aime à retrouver chez les anciens, les traits de la raison universelle qui après avoir dissipé tous les préjugés par sa lumière, deviendra l'unique fondement des institutions humaines.”

Nicolas_Zaural
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le 7 janv. 2021

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Nicolas_Zaural

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