Ça commence comme une des vies imaginées par Borges ou Schwob, mais c’est une vie vraiment vécue. La prose de Baudouin de Bodinat n’y est pas encore aussi déployée que dans la Vie sur Terre (1). Et s’il y a une patte, notamment une attention prêtée au rythme de la phrase, qu’on retrouve dans les volumes de 1996 et 1999, cela peut être mis sur le compte des contraintes de tout discours sur l’art : lisez « Plutôt que dépeuplées ses photographies sont silencieuses. D’un silence particulier, atgétien ; en quoi la lumière des longues secondes d’exposition se convertit, qui détache l’image du monde ambiant et lui fait comme un reliquaire. Silence qui va jusqu’à des nettetés de visions, impératives et soudaines, comme si l’on avait ôté le langage dans le cerveau d’un fou » (p. 41) avec le ton de la voix off d’un documentaire d’Arte, et vous verrez peut-être ce que je veux dire.
Mais les préoccupations sont les mêmes que dans la Vie sur Terre. Il faut dire que la figure d’Atget, « extrémiste en toutes choses » qui « répugnait aux nouveautés » (p. 9), qui « n’était pas nostalgique. Il fut mélancolique et enragé » (p. 29), s’y prête, amenant presque naturellement des digressions telles que « la dictature du retour d’investissement ne tolère rien du passé encore vivant, des manières anciennes d’exister ici-bas. Elle aime les ruines antiques rejointoyées et payantes, non pas habitées avec du linge qui sèche. Elle veut un passé décrassé de la suie tenace des siècles, électrifié, culturel ; qui ne la contredise pas » (p. 32). Voir aussi, à ce propos, l’évocation du temps, qui « n’est pas ce qui use les choses et fait vieillir la vie » mais « ce qu’engendrent la fatigue des choses, la croissance et la décrépitude, la vie périssable, la ruine » (p. 42) : au-delà du caractère quasi obligatoire des considérations sur le temps sitôt qu’on parle de photographie, il y a la là marque d’une indéniable connivence, par delà les époques, entre Eugène Atget et Baudouin de Bodinat.
Cependant j’insiste : ces quelque quarante pages constituent autant un portrait par celui-ci qu’un portrait de celui-là (2). Avant d’ouvrir ce volume, je n’avais jamais rien lu sur Atget, ne connaissant que sa réputation de vieux photographe du vieux Paris désert, le plaçant quelque part entre l’Art brut et Léautaud… Et ce texte constitue une introduction intéressante à « sa manière, une manière nouvelle de montrer », « cette manière [qui] devint ce qu’il avait à montrer » (p. 25). Il y a dans Eugène Atget, poète matérialiste d’autres lignes éclairantes à ce sujet.


(1) Prépublié en revue en 1992, le texte a paru en volume en 2014 ; c’est à cette édition que je me reporte ici.


(2) L’ambiguïté de l’expression portrait de. Eugène Atget, poète matérialiste, reproduit, du reste, sept photographies de Paris par Atget et une photographie d’Atget par Berenice Abbott.

Alcofribas
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le 11 juin 2019

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