Explosion de Mo Yan (2004)
Le thème du contrôle des naissances et de la politique de l'enfant unique que l'on retrouve dans Explosion – nouvelle faisant partie des premiers écrits de Mo Yan – a profondément marqué son œuvre, à la hauteur du traumatisme qu'ont été ces mesures pour la paysannerie chinoise.
Depuis la prise de pouvoir de Deng Xiaoping et le lancement des Quatre modernisations, les couples d'ethnie Han ne peuvent plus avoir qu'un seul enfant, sauf à payer de lourdes amendes que seuls les très riches peuvent acquitter. Pour les autres, le choix peut se révéler dramatique si cet enfant est une fille, car la préférence pour les mâles – à la fois économique, culturelle et religieuse – est solidement ancrée dans les esprits.
Si vous avez suivi notre conseil de lire Le chantier, vous vous souvenez sans doute de l'abandon, devenu sacrifice, d'une nouvelle-née au bénéfice de son jumeau fait par l'un des personnages. Soutien de famille de ses parents, le garçon est le seul à pouvoir prolonger la lignée et surtout honorer les ancêtres, pratique cultuelle immémoriale entretenant le lien entre les morts et les vivants.
La République, puis le maoïsme n'ont guère eu d'effet sur ces croyances dans l'immensité territoriale et humaine que représente la Chine rurale. Pas plus d'ailleurs que sur la piété filiale, dogme central du confucianisme, qui subordonne depuis des siècles chaque génération aux précédentes. Il n'est donc pas étonnant que l'explosion initiale dont nous parle Mo Yan soit les deux coups portés par un père sur son fils.
Quand le premier affirme que “ les filles ne valent rien, une fille ne vaut pas un fils ; une femme n’est pas un être humain. ”» et que le second, possédant un bagage intellectuel et politique suffisant lui oppose le président de l'Inde, le premier ministre de Grande-Bretagne ou la secrétaire-adjointe du Parti du district, nous nous trouvons devant deux Chine, inconciliables, irréductibles : archaïsme des croyances et obstination paysanne contre rationalité, individualisme et arrogance citadine.
Dès lors, la résolution à faire avorter son épouse devient, pour le narrateur, tant une volonté de respecter les consignes gouvernementales que le besoin de s'émanciper d'un déterminisme culturel où tout est toujours décidé pour vous à l'avance. Ainsi de ce mariage arrangé, alors qu'il était gamin, avec quelqu'un de bien plus âgé que lui, qu'il ne rencontrera que de nombreuses années après, au hasard d'une représentation théâtrale et sous les moqueries des villageois. Cette femme qui, plus tard encore, le portera sur ses larges épaules jusqu'à l'état civil pour le forcer à cette union dont il ne veut pas, lui donnera un enfant qu'il lui fera horreur dès sa naissance et tente à présent d'en faire un autre dans son dos, avec sa propre famille comme complice.
Mariage sans affection, vies séparées sauf les rares fois où le narrateur quitte ses occupations citadines (et sans doute une véritable relation amoureuse) pour rentrer accomplir des devoirs, filiaux, matrimoniaux, parentaux auxquels il ne croit pas. Comme souvent chez Mo, la haine entre les êtres devient rapidement palpable. Elle se déplace, s'éparpille, explose dans la mémoire des personnages, dans ce présent où un père impuissant frappe sa vieille épouse et l'enjoint à crever puisqu'elle est inutile, dans ce futur qui s'avance où les anciens resteront seuls dans leurs villages déserts.
Explosion... Celle faite par des avions à réaction s'entraînant au-dessus du chemin où un mari traine son épouse vers l'hôpital. Dans l'or blond des blés, celle de la robe feu d'un renard poursuivi par une meute de villageois, métaphore éternelle d'une femme duplice qu'il faut soumettre. Enfin celle de la population chinoise, rappelée au détour d'un livre d'obstétrique, peut-être aussi l'éclatement d'un ballon rouge entre les mains d'un enfant, ou de choses indéfinies là où porte le regard pour échapper à la violence destructrice de l'instant.
Le verbe de Mo Yan est généreux comme une moisson et l'on sent les odeurs de foin coupé en même temps qu'elles parviennent aux narines des personnages. On pourrait croire à la beauté de cette journée d'été s'il n'y avait l'excessive douleur de cette famille et la joie égoïste d'une autre.
Passé et modernité s'affrontent aussi dans l'écriture de Mo Yan. Romancier des sens formé au contact du conte traditionnel – histoires linéaires, riches en détails et en surnaturel –, il vient de découvrir les techniques narratives et stylistiques de certains auteurs occidentaux – Faulkner et Garcia Márquez principalement – et les expérimente ici : analepses, emboîtement des récits, ellipses, répétitions, leitmotive (l'explosion, la couleur rouge femme ou renarde) offrant une texture complexe à ce drame humain affreusement ordinaire et, hélas !, toujours actuel.
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