Fiskadoro
6.7
Fiskadoro

livre de Denis Johnson (1985)

« “Aucun sens ? criaient les gens. Aucun sens ?” »

Les Keys de Floride autour de 2050, une planète ravagée par l’atome. Une micro-société maritime sans héros hors du commun : adolescent en quête de lui-même, professeur de clarinette dépositaire d’une flamèche vacillante, « Grand-mère Wright » centenaire aux souvenirs plus grands que le monde, prophètes aux noms de boxeurs porteurs de la parole d’Allah, de Dylan ou de Bob Marley…
Pour raconter ce monde où le cancer, sous le nom de « tu-m’-tues », est aussi répandu qu’un coronavirus dans un rassemblement d’évangélistes, quoi de mieux qu’un roman à la structure goitreuse ? On passe d’un personnage à l’autre, du passé au présent, on brise d’un seul coup un arc narratif qui n’aura pas de fin, on passe dix pages à répandre une nouvelle… Ami de l’élégance et de la symétrie, fuis ce roman qui n’est pas pour toi : Fiskadoro n’est surtout pas un jardin à l’anglaise, ni même à la française, plutôt à la prypiatienne, millésime 1987 ou 1988. Tu peux aussi imaginer un lynx à cinq pattes qui s’en serait coincé deux dans un piège à loups.
Et pour tenir lieu de langue aux occupants d’un monde où un bateau s’échange contre un livre, quoi de mieux que ces bribes familières mâtinées de spanglish qui ont dû donner du fil à retordre au traducteur ? Le langage est au cœur du roman, comme de tous les bons romans. « Leon fit : “Hmm !” mais il ne dit rien qu’on pût qualifier de mot. “Hmm !” dit-il, puis : “Ha !” – sans contracter d’alliances » (p. 52).
Cette langue, comme toute langue naturelle, a sa mythologie, qui, comme toutes les mythologies collectives, a sa langue. « Le dieu Quetzalcoatl, le dieu Bob Marley et le dieu Jésus » (p. 13) en sont les figures tutélaires et ces plages, ils « ont promis de revenir pour y bâtir leurs royaumes ». Arrose toute cela d’un peu de vaudou… Tu peux n’y lire qu’une superstition, comme dans toute mythologie à laquelle tu ne crois pas. Mr. Cheung, le clarinettiste, la tint lui-même pour telle quand « il essaya de chasser sa crainte que, du simple fait de lire quelque chose sur la Bombe, ils pourraient être ce soir balayés de la face de la terre » (p. 176).
En attendant, cette mythologie a ses symboles : « le tatouage qu’ils étaient si nombreux à arborer, le trait prolongé d’une boucle, pareil au pourtour vide d’une cuillère, c’était le serpent en train d’essayer de dévorer sa première tête avec sa deuxième gueule », p. 198, et ce signe a une gueule de poisson estropié, ouais, tout comme l’adolescent qui donne son titre au roman a des allures de Christ dégradé – Fiskadoro / pescador / pêcheur d’hommes, tout ça tout ça…


La véritable trouvaille de Denis Johnson, qui donne au roman son semblant d’unité, c’est d’avoir placé, en vis-à-vis de cette étrange mythologie, différentes modalités de la mémoire, qui est sans doute le véritable thème du livre.
Ainsi quand Grand-mère Wright se rappelle Saigon : « Chaque fois que lui défilaient dans la tête, contre son gré, cette marche triomphale de la mort de par le monde, les hordes de squelettes traînant derrière eux les sacs de leur peau dans les rues en proie aux flammes, les amas structurés de crânes, les uniformes vides qui déferlaient inexorablement sur les champs, les corps d’enfants tout transpercés des couteaux et des fourchettes jaillis du cœur des bombes – le tréfonds de tout, la fin du monde, une grande absence grise que nul n’était plus là pour se rappeler, vision décrite, transmise, préservée par nul être – alors c’était dans cette ville qu’elle en voyait le spectacle, dans la ville où son père avait connu la mort » (p. 89). Ça a plus de gueule que du Marguerite Duras, tu ne trouves pas ?
L’événement à cause duquel tout le monde en est là, « ce que l’on appelait à l’époque la Fin du Monde » (p. 22), n’est jamais évoqué dans les détails et les survivants « ces gens y avaient échappé en simple vertu du fait qu’ils s’étaient trouvés à trop grande distance de l’holocauste pour en être témoins ». Quand je te disais qu’il n’y avait pas ici de héros hors du commun… « Il était mort parce qu’il n’avait pas été sauvé » (p. 239)…
Et ne viens pas dire que tout ceci ne nous concerne pas. Fiskadoro respecte un principe de la fiction d’anticipation : parler du présent en racontant l’avenir. « Ce n’est pas bien de se faire appeler Swanson-Johnson, comme si les noms étaient des blagues. Parce que après ce sont les mots qui deviennent des blagues, et puis il vient un temps où même une pensée se change en blague » (p. 152) : l’idée est-elle imaginaire ? « Le sabotage de la connaissance par la surabondance des faits » (p. 60), on ne serait pas en plein dedans, et même jusqu’au cou ?
Cependant le roman évite la mise en garde niaise et / lourdaude. Il conserve une partie de son mystère, à l’image de son héros qui « avait presque quatorze ans. Il changeait, mais le monde demeurait identique. Il grandissait, mais le monde refusait de lui faire de la place. Et pourtant, aux yeux de quelques-uns, apparemment, il ne grandissait pas assez vite » (p. 116). Quand je relirai Fiskadoro, j’essaierai d’élucider la présence furtive de ce « nous » à la page 23.

Alcofribas
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le 4 déc. 2020

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