La critique d'Alain Gras, dans cet essai publié en 2003, demeure pertinente. Pour lui, le machinisme n'était pas inscrit dans la révolution industrielle. L'automate mu par un moteur n'est pas le descendant naturel de la longue lignée des outils humains. Au contraire, le moteur thermique marque même une discontinuité avec la machine ancienne, qui ne cherchait qu'à démultiplier la puissance vivante et naturelle. En posant la question de savoir si la machine est bien le fruit d'une nécessité historique, il rappelle que l'instauration de l'ordre machinique industriel qu'introduit l'engin motorisé - l'identification du moteur au progrès - n'allait pas de soi. Au contraire, le démarrage de la civilisation thermo-industrielle est assez tardif et ne correspond pas du tout à la première révolution industrielle. Pas plus que la 2CV ne descend du char à boeuf, les machines à moteur ne descendent des outils que par construction rétrospective. Elles ont été un moyen d'assurer la puissance de certains, de procéder à une "accélération" industrielle fondée sur la rupture du lien social que produit par nature le moteur, puisqu’il vise justement à se séparer du vivant. Il rappelle également combien le réseau d'information s'articule au développement des transports et donc au moteur et combien le mythe du progrès s'appuie sur le camouflage des conditions de production de la puissance par la délocalisation de ses nuisances (et de la pollution). Il rappelle que si le monde réel n'a pas d'autres projet que la vie, le monde technique, lui, à un futur, un projet. "La mégamachine enferme le progrès dans la croissance", en nous rendant toujours plus dépendant de l'énergie et du pouvoir de la technoscience. Nous sommes dans l'illusion d'une vision déterministe de la technique.


Pourtant, bien des bifurcations auraient pu nous conduire sur un chemin différent, rappelle le sociologue. Il remonte à Galilée pour montrer que la science a cassé le rapport entre morale et connaissance, en permettant de construire un monde a-moral, une science sans conscience, un monde objectivable qui permet l'optimisation pour l'optimisation par l’invention de la mécanique. Le rationalisme scientifique s'est alors imposé, tout puissant. Le travail sans l'homme est devenu le projet implicite de notre civilisation. Le progrès a été enfermé dans la machine, alors que la machine, par rapport à l'outil, a une durée de vie bien plus faible. En anthropologue des techniques, il rappelle pourtant que bien des innovations techniques ont été inventées sans être utilisées. Que bien des bifurcations auraient pu nous conduire ailleurs que là où nous sommes. Les Améridiens par exemple connaissaient la roue mais n'ont pas voulu l'utiliser. "On ne choisit pas une technique parce qu’elle est plus efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient plus efficace".


Le progrès technique s'appuie sur une notion jamais explicitée, mais omniprésente : l'efficacité. Ainsi, la vitesse des transports semblent être devenue la seule mesure de leur efficacité, leur seule raison d'être, oubliant que l'efficacité de la vitesse renvoie à des questions d'utilité, qui elles s'évaluent toujours à partir d'un système de valeurs.


"De quoi l'efficacité est-elle la valeur ?" Répondre à cette question montre très vite que cette société de l'efficacité ne porte en elle aucune valeur d’humanisme. Reste que la propagande croissantiste simpliste est et demeure efficace. Cela explique certainement pourquoi elle fonctionne aussi bien. Le progrès nous offre une "direction", un "sens", "un objectif"... Un sens bien différent de la vie elle-même, dont la momentanéité ne nous propose que de contempler le monde le temps que nous le traversons. Le progrès technique nous a pris au piège de notre imaginaire surpuissant en nous proposant un but à l’existence.


Si l’on peut regretter que le sociologue ne nous montre pas mieux que d’autres parcours auraient été possibles, son essai reste particulièrement pertinent et stimulant pour nous aider à construire et comprendre les limites de la technique.

hubertguillaud
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le 28 févr. 2018

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