Ces "Fragments" ou plus correctement "Pollens" ("Blütenstaub" dit la version originale) sont des germes d'idées qui poussent très bien dans l'imagination (tiens, c'est Aristote qui doit être content de la métaphore). Cet ensemble de fragments publiés en 1798 par Novalis, grâce aux frères Schlegel, compose en effet une flore très variée, non seulement de roses philosophiques, de fougères poétiques, d'herbes rares, mais des fragments de vie et de science, tout enchevêtrés.
Il y a bien sûr tout le fond conceptuel du romantisme allemand de Iéna (le meilleur, dirais-je), de l'intériorité de l'idéalisme en veux-tu en voila ("le réaliste est l'idéaliste qui ne sait rien de lui-même") jusqu'à écrire, avant qu'Hegel le présente aussi dans sa philosophie - et surtout avant Kojève pour nous autres qui appuie sur ce point - : "Durch den Tod wird das Leben verstärckt" (la vie se renforce à travers l'épreuve de la mort), et avant Nietzsche, Novalis tente un : "ich esse also bin ich" (je mange donc je suis).
Merveilleux effet d'annonce, n'est-ce pas ? Ce ne sont que quelques prélèvements.
A vrai dire le recueil foisonne de pensées, tantôt poétiques - quelque chose comme les "Hymnes à la nuit" du même, et le plus étrange, telle cette note (on suppose pour un travail futur) : "Sur les excréments des plantes". Car là est la magie de Novalis avant les surréalistes : s'emparer de tout le réel pour le poétiser, essayer d'arriver à la connaissance intime de soi à travers le monde. "Le plus grand magicien serait celui qui pourrait s'enchanter soi-même en même temps, de telle sorte que ses propres enchantements lui apparussent comme des phénomènes étrangers, agissant de leur propre force. Cela ne pourrait-il être le cas pour nous ?"
Et plus simplement, massivement :
"Das Poesie ist das echt absolut Reelle. Dies ist der Kern meiner Philosophie" (La poésie est vraiment le réel absolu. Cela, c'est le noyau de ma philosophie).
On retrouve aussi la part d'anticipation que repérait Blanchot (article sur "L'Athenaeum" repris dans le recueil "L'entretien infini"), ce rêve contemporain de livre sans auteur car écrit en "communauté" qui va jusqu'au rêve les plus fous du communisme (alors que Novalis était républicano-royaliste-chrétien...): "Les journaux sont proprement déjà des livres en communauté (...) Un jour peut-être agira-t-on, pensera-t-on, écrira-t-on en masse. Des communautés sociales en totalité, des nations même entreprendront un ouvrage." Certes la pensée de la politique et de la civilisation n'est pas ce que l'on retient de Novalis, mais chacun peut, dans ces fragments trouver une semence propre à croître dans la terre grise de son cerveau.
Bonne lecture.