Une caractéristique essentielle distingue Heavy Gear des autres productions du type jeu de rôle sur table : ce titre ne se contente pas de proposer un univers dans lequel les joueurs pourront faire vivre des aventures à leurs personnages, mais il narre bel et bien un récit ; encore que je devrais plutôt dire qu'il donne aux joueurs la possibilité d'écrire divers paragraphes de ce chapitre de l'histoire du futur (1) que présente ce jeu, ce qui reste assez différent. En effet, il va assez de soi qu'aux deux factions présentées dans le synopsis ci-dessus va bientôt s'en ajouter une troisième, mais comme un moyen de faire avancer la narration évoquée, et non juste pour enrichir l'univers à travers l'édition de suppléments.

Pour cette raison, chaque volume de cette série présente sur son quatrième de couverture une date écrite en vert dans un cadre rouge, ce qui permet de situer un ouvrage en particulier dans la chronologie de la narration – faute d'un meilleur terme. Quant au contenu de chacun de ces livres, il fournit ici et là des indications précises comme de simples indices sur l'évolution de cet univers tout au long du déroulement des événements. Heavy Gear permet donc aux joueurs de participer, au moins indirectement, à cette aventure au départ conçue pour s'écouler sur une trentaine d'années environ dans l'univers du jeu. Ce qui correspond assez bien à cette idée typique de la science-fiction comme quoi demain ne sera pas la même chose qu'aujourd'hui...

Aussi Heavy Gear se veut réaliste dans son approche de la création d'univers de jeu de rôle, ce dont on s'étonne peu de la part des canadiens de Dream Pod 9 qui fondèrent jadis le magazine Mecha Press, publication dédiée au genre mecha en général et notamment son « école réaliste » : Heavy Gear présente donc une grande exigence de crédibilité dans ses aspects narratifs comme techno-scientifiques. Ainsi, mis à part le concept des Portes de Tannhäuser qu'utilisèrent jadis les humains pour coloniser des planètes situées au-delà du système solaire, tout ou presque dans Heavy Gear se montre assez familier – même les mechas, qui ici ne mesurent que quelques mètres de haut au lieu de 20 et se pilotent à l'aide d'un casque à réalité virtuelle (2).

Mais on y trouve aussi des résurgences de la conquête de l'Ouest, élément somme toute assez caractéristique du space opera américain, avec cette omniprésence du sable et du désert mais aussi ces colons coupés de l'ancien monde de leurs ancêtres – sauf qu'il s'agit ici d'un océan d'étoiles au lieu d'eau. Sur le monde de Terra Nova règnent la débrouille et le recyclage permanent : on y cache la rouille sous une simple couche de peinture et on répare les engins de haute technologie avec de la ficelle et du chewing-gum. Escrocs et arnaqueurs de tous poil pullulent entre les trafiquants à la petite semaine et les mercenaires de haut vol. Et la violence, pas toujours larvée, se tapit dans les moindres ombres avant de bondir sur sa proie.

Le futur de Heavy Gear ne scintille pas, donc, bien au contraire. C'est un monde de réprouvés, d'abandonnés à leur sort, de survivants d'une guerre civile qui s'est éternisée trop longtemps avant d'accoucher d'un nouvel échiquier politique planétaire tout juste bon à déboucher sur un autre conflit, tout aussi sanglant. Sur Terra Nova, le répit ne dure jamais longtemps... Alors, comme la nécessité rend ingénieux, on s'adapte pour disparaître le plus tard possible, en apprenant de tout et de rien. Voilà pourquoi vous ne trouverez pas de classes de personnage à proprement parler, mais juste des attributs à combiner à des niveaux de talents pour obtenir des modificateurs à vos jets de dés – un peu comme dans Cyberpunk 2020 (R. Talsorian Games ; 1990).

De la même manière qu'Interlock, le système de règles Silhouette de Dream Pod 9 se veut donc aussi rapide que réaliste (3). Et pour cause, lui aussi un héritier de Battletech (FASA Corporation ; 1984) et de son jeu de rôle Technoguerriers (Mechwarrior ; même éditeur, 1986), il permet de résoudre les combats à travers un jeu de guerre sur plateau – ou plutôt, pour me montrer plus précis, une carte à hexagones... Silhouette s'affirme donc comme un système de gestion des actions simple et bref mais aussi précis pour déterminer un vainqueur entre plusieurs prétendants, à travers un ensemble de règles qui convient aussi bien aux aficionados de wargames qu'aux rôlistes – mais au détriment de la précision puisque on ne peut tout avoir...

Enfin, et comme il se doit dans nombre de jeux de ce type mettant en scène des mechas, comme ceux déjà cités ici, Heavy Gear permet aussi de construire ses propres véhicules, mais à travers une méthode un peu particulière. La première des 16 étapes de construction qu'il présente, en effet, consiste à choisir le nombre de personnes servant d'équipage au véhicule – au lieu de partir de son poids comme c'est le cas le plus souvent. Ensuite, une calculatrice s'avère nécessaire car les calculs requis utilisent des puissances – de deux et de trois – et des racines carrées. C'est le prix du réalisme dont se réclame cette licence, qui s'exprime donc ici jusque dans la conception des mechas – au sens le plus large du terme : ceux à forme humaine et les autres.

Si on juge la popularité d'un jeu de rôle au nombre de ses suppléments, alors Heavy Gear compte parmi les réussites du domaine puisqu'on compte à ce jour plus de 100 livres et accessoires de jeu participant tous à décrire un univers devenu à ce jour extrêmement détaillé : il vous sera donc difficile de ne pas pouvoir mettre la main sur ce qu'il vous faut pour votre campagne, aussi originale et éloignée des sentiers battus qu'elle se trouve. Et peut-être même trouverez-vous bien plus...

(1) dans le vocable de la science-fiction, ce terme désigne une suite de récits qui dépeignent un avenir en évolution et dont chaque histoire permet d'en explorer un segment ; beaucoup d'écrivains de science-fiction ont produit des séries de ce type, tels qu'Isaac Asimov (1920-1992), Arthur C. Clarke (1917-2008) ou Robert A. Heinlein (1907-1988), pour citer les plus connus.

(2) l'inspiration, ici, semble tirée en droite ligne de la série TV Armored Trooper Votoms (1983) de Ryosuke Takahashi auquel l'« école réaliste » du genre mecha doit ses œuvres les plus marquantes, comme Dougram (1981), Gasaraki (1998) ou Flag (2006), parmi d'autres...

(3) on peut rappeler que Dream Pod 9 produisit avant Heavy Gear un univers, Jovian Chronicles, pour le Mekton II de R. Talsorian Games, ce qui permet de penser qu'ils étaient pour le moins familiers du système Interlock.

Adaptations :

La popularité de Heavy Gear se mesure aussi à son succès en dehors des cercles des jeux de rôle. Ainsi, les jeux vidéo Heavy Gear et Heavy Gear II, publiés respectivement en 1997 et 1999 par Activision, qui venait de perdre les droits de la franchise Mechwarrior, connurent-ils chacun un franc succès – au point d'ailleurs que nombre de publications spécialisés taxèrent le second volet de meilleur titre du genre à l'époque.

Une série TV d'animation en 3D de pas moins de 40 épisodes se vit aussi tirée de Heavy Gear, mais sur laquelle Dream Pod 9 eut très peu d'influence, et qui de plus ciblait un public assez jeune. Les éléments mûrs tels que guerre et géopolitique y sont absents, au profit d'un tournoi de combats d'arène assez répétitif.
LeDinoBleu
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Science-fiction, Jeux de Rôle et Mecha

Créée

le 16 mars 2012

Critique lue 167 fois

LeDinoBleu

Écrit par

Critique lue 167 fois

Du même critique

Serial Experiments Lain
LeDinoBleu
8

Paranoïa

Lain est une jeune fille renfermée et timide, avec pas mal de difficultés à se faire des amis. Il faut dire que sa famille « inhabituelle » ne lui facilite pas les choses. De plus, Lain ne comprend...

le 5 mars 2011

45 j'aime

L'Histoire sans fin
LeDinoBleu
8

Un Récit éternel

À une époque où le genre de l’heroic fantasy connaît une popularité sans précédent, il ne paraît pas incongru de rappeler qu’il n’entretient avec les légendes traditionnelles qu’un rapport en fin de...

le 17 août 2012

40 j'aime