Toute Nation a sa légende noire. Une légende instrumentalisée par ses ennemis, mais toujours fondée sur de véritables évènements historiques et un certain nombre de tendances lourdes qui transcendent leur Histoire. Cette légende, toujours tapie, parfois assoupie ou oubliée lors des moments d'insouciance que chaque pays connaît bien un jour ou l'autre, revient avec la régularité des ouragans au moment des navigations dans les ondes agitées des grandes guerres. Et s'il y a bien un pays qui subit aujourd'hui le poids de son ombre, c'est indéniablement la Russie. Cette entité, avant d'être un Etat, est une sorte d'âme qui traine avec elle son cortège de fantômes : ceux des suppliciés des goulags, des cadavres anonymes des charniers polonais, des nomades massacrés iniquement dans les guerres de colonisation et des victimes civiles de la brutalité des dirigeants russes. Ce drôle d'objet d'études, gigantesque terre semblant ne se finir jamais et recouvrant l'immensité immaculée des neiges de Sibérie, constellée de lacs colossaux et profonds, de montagnes mystérieuses où vivent les peuples oubliés de l'impérialisme russe, magnifique alliance entre la forêt inviolée et la steppe galopante, est également d'une certaine façon une vue de l'esprit : une théorie, dirions nous. Cette Russie, qui fait partie de ces ponts entre deux continents, l'Europe et l'Asie, à l'instar de la Turquie, a construit une conscience profonde d'appartenir à un Peuple à la tête d'une destinée manifeste. Le contenu de cette destinée a varié : de la Troisième Rome à la Troisième Internationale, les Russes ont toujours servi un idéal plus grand qu'eux et justifiant parfois leur propre destruction, marquée par une absence de réel individualisme. Mais derrière cet idéalisme de façade, ce monstre froid de la géopolitique a en réalité sans cesse honoré ses intérêts géopolitiques les plus prosaïques : son panslavisme, son accès à la Mer Noire et à la Baltique, sa conquête du Caucase et de l'Asie Centrale, son combat pour la Sibérie et la constitution d'une armée immense. La Russie semble avoir suivi une course tatare vers l'immense Plaine et l'Empire Universel que les cavaliers mongols de Gengis Khan avaient porté en leur temps. Hantée par un eurasisme réel, et une pensée originale, la slavophilie, les Russes méprisent ces Occidentaux décadents et laids, capitalistes et dégénérés, ayant oublié leur grandeur. La Russie existe pour racheter par sa vertu le vice de ces Chrétiens perdus et déliquescents. Gardienne de l'orthodoxie, puis du marxisme-léninisme, elle lutte de manière acharnée pour faire entendre son chant dans le concert des Nations, devenant petit à petit incontournable, et réprimant sans limite les ennemis de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur, obstacles à cette certitude presque psychotique d'être la Terre d'élection de la stabilité du Monde.
En février 2022, la Russie attaque l'Ukraine. Cet évènement tragique intervient quelques années après l'annexion de la Crimée par la Fédération de Russie. Dans un monde occidental marqué par l'intangibilité des frontières, le respect du droit des peuples à l'auto-détermination (en Occident bien entendu) et la suprématie du droit sur la politique, cette guerre venue du fond des âges détonne. Elle n'est en fait pas étonnante, aussi bien du point de vue de l'immense Histoire de la Russie que de la politique de son Président, Vladimir Poutine. Ce dernier se pose face à l'OTAN comme une voix (et une voie) singulière. Il protège ses intérêts par la violation de tous les principes du droit naturel occidental et incarne une géopolitique concurrente à la "diplomatie des valeurs" de l'Occident. Connu pour avoir soutenu l'axe chiite, et notamment l'Iran et Bachar al-Assad, le dictateur de Syrie, il bombarde sans retenue les opposants sunnites et rase Alep comme il avait d'ailleurs rasé la capitale tchétchène en 2000, se gardant bien de distinguer militaires et civils. L'alliance de Vladimir Poutine avec la Chine, et sa proximité avec le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde et sa politique militaire dans les anciennes colonies françaises dans le Sahel, participent à heurter une opinion publique occidentale biberonnée aux bons sentiments et à l'image mythique du libéralisme des Etats-Unis d'Amérique. Capitalisant sur les désillusions de la politique de l'OTAN en Irak ou en Libye, Poutine influence par ses légions de cyber guerriers le cours des élections démocratiques et assassine ses opposants sur les sols étrangers par l'emploi de poisons hautement radioactifs : le fameux novitchok, qui ferait passer l'arsenic pour une bière sans alcool. Vladimir Poutine semble, malgré ses fréquentes visites dans les pays occidentaux, jouer un double jeu perpétuel comme un Machiavel moderne. Séduisant et finançant des partis politiques en Europe, souvent d'extrême droite tel que le Rassemblement National en France, soutenant le Parti Républicain de Donald Trump aux élections présidentielles américaines de 2016, il joue aussi du bâton, terrorisant l'opinion mondiale par la construction d'une armée puissante et du premier arsenal nucléaire mondial. Ajoutons à cela la politique des Etats tampons : la pression exercée sur les pays de l'Est, le maintien d'une dictature sanguinaire en Biélorussie et la légende noire de la Russie, déjà bien renforcée par les crimes de l'URSS, est encore plus prégnante chez les démocrates. L'invasion de l'Ukraine par la Russie finit de couronner cette détestation presque unanime des peuples occidentaux pour l'ours russe qui, paradoxalement, gagne en popularité dans le reste du Monde. Même si certains pays, comme la Chine, le Brésil et l'Inde, restent fort gênés par le zèle guerrier de Poutine tout en lui gardant leur soutien plus ou moins assumé ou nuancé, les pays musulmans chiites et la plupart des pays africains le soutiennent, heureux de trouver une puissance d'équilibre (et un futur maître?) pour contrecarrer la domination occidentale. La fin de la Guerre en Ukraine, non encore intervenue au moment de l'écriture de ces lignes, tranchera sans doute une partie de l'avenir du Monde. Si certains pays du camp occidental, comme l'Allemagne et l'Italie, un peu la France jusqu'en 2007, avaient voulu conserver de bonnes relations avec l'Empire Blanc, le divorce semble irrémédiable, à tout le moins bien ancré.
Mais, outre sa politique extérieure que Poutine justifie comme une lutte pour sa sécurité et une résistance face aux néo-colons occidentaux, sa politique intérieure est tout aussi mal vu par l'esprit occidental, surplombant et lettré (faible et lâche diront les Poutinistes). La Fédération de Russie, agrégat d'innombrables entités politiques aux noms différents, les Républiques, les Oblasts, les Kraïs, les districts, les villes fédérales, témoins d'une colonisation interne cruelle de son propre pays, est une fausse démocratie. Se servant du prétexte d'élections régulières, et souvent truquées, le Président Russe s'appuie sur une Douma (Assemblée) composée de représentants élus de partis politiques autorisés par le pouvoir, et qui ne campent qu'une opposition raisonnable de façade. D'ailleurs, Poutine n'hésite pas à modifier la Constitution pour organiser son maintien en pouvoir sans connaître de véritables résistances. Les véritables opposants politiques sont traqués, empoisonnés, emprisonnés. Vladimir Poutine peut compter sur le soutien d'une armée puissante, d'une police secrète très efficace héritière du KGB dont il est issu (le FSB), et d'une élite économique, qu'il a mis sous tutelle, et qui s'était enrichie sous la Présidence de Boris Eltsine : les oligarques. Ces derniers s'étaient constitués de belles fortunes en s'emparant des vieux monopoles d'Etat soviétiques dans l'ère du libéralisme. Vladimir Poutine, une fois arrivé au pouvoir, a liquidé une partie d'entre eux. Pour les autres, qui le financent et conservent ses intérêts, un pacte implicite est passé : ces oligarques pourront continuer à vivre dans leurs luxueuses résidences secondaires en Europe, notamment à Londres, sur la Côte d'Azur et en Italie, à condition de soutenir drastiquement le pouvoir. Ainsi, toute une élite étrange, dont les enfants suivent des cursus dans les écoles occidentales, vivant comme eux et semblant épouser leurs valeurs, s'est développée en restant fidèle à Poutine et à son parti, Russie Unie. Parfois, quelques uns d'entre eux, passant malencontreusement le parapet d'un balcon, ou traversant inopinément l'hélice de leurs yachts, disparaissent ou finissent au mieux dans des geôles pour fraude fiscale ou corruption. Ca ne moufte pas, les riches, en Russie. Le Président Poutine ne s'appuie pas seulement sur son armée, ses faux politiques et cette élite richissime : il s'est également allié à la puissante Eglise Orthodoxe, ressuscitant le fantasme du Tsar qui s'appuyait sur le Patriarche de Moscou. Dans un ancien pays communiste, où l'athéisme est très développé, dans lequel les femmes se sont brillamment libérées de leur endogamie et où la culture scientifique est très puissante, cette alliance avec le clergé est, certes hypocrite mais diablement efficace. Vladimir Poutine et son régime se dotent en cela d'une caution morale divine comme les Romanov l'avaient fait avant lui, se perdant parfois à la fin de leur règne dans les affres du spiritisme raspoutinien. Car là aussi est le secret de Poutine : il veut incarner, malgré ses unions illégitimes, son divorce et sa datcha de Sotchi, malgré la vie décadente de ses oligarques qui feraient passer des saunas gays pour des temples bouddhistes, une pureté morale conforme aux obsessions slavophiles du XIXème siècle. L'un des chevaux de bataille de Poutine est la question de l'homosexualité, perçue comme une tentative occidentale vicieuse de subvertir le peuple russe. L'homophobie en Russie est écrasante. Les opinions publiques occidentales, très attachées à ces questions, condamnent fermement cette intolérance à l'orientation sexuelle qui masque presque les massacres réguliers de journalistes ou d'activistes des droits humains dans la steppe. Interdisant sa propagande, Poutine veut continuer à préserver le fantasme d'un peuple innocent et exclu des vices de la sexualité débridée capitaliste des sales satanistes de l'Ouest. Mais Poutine est confronté à la réalité sociologique de sa population. Le taux de divorce des couples russes est dramatiquement haut, bien plus que les couples occidentaux, et l'homosexualité y existe, incontestablement (sinon pourquoi s'échiner à l'extraire de la population ?). La démographie russe est en constant déclin, particulièrement celle des slaves, inférieure même à la démographie française. La jeunesse, diplômée, elle, fuit le pays. L'influence réelle des occidentalistes, c'est-à-dire des Russes attirés par l'Occident, est très marquée et, bien que toujours perdante, a toujours exercé une profonde pression sur le pouvoir central russe ce qui démontre que l'essence du peuple russe n'est pas forcément autoritaire. Vladimir Poutine règne donc sur des ruines morales et culturelles qu'il continue de transfigurer en pureté innocente, comme Nicolas Ier qui pensait, naïvement, comme pour se rassurer, que le sous-développement économique et culturel de sa population était une forme de résistance au capitalisme. Alors que l'anthropologie russe s'est construite sur le mir et une absence de liberté individuelle, ainsi qu'une glorification de l'autorité, il faut bien reconnaitre que le modèle s'épuise, surtout en ville et dans la jeunesse diplômée (et elle l'est plus que les Occidentaux). Dans ce vide culturel où la littérature et le cinéma libres sont rares ou en exil, Poutine doit aussi se confronter à une économie de faible intensité, avec un PIB équivalent à celui de l'Italie, alors que sa population est autrement plus nombreuse. Le Président a beau tenté de faire venir sur son territoire les firmes multinationales par la mise en place d'une fiscalité débridée, ou à continuer d'exploiter ses immenses ressources naturelles, et notamment son pétrole et son gaz, il ne masque pas son absence de réel développement humain, où l'innovation se borne au domaine militaire et aux poisons. A cela s'ajoute la violence terrible de la société russe : son taux d'homicide est de 10 pour 100 000 habitants, soit deux fois plus que les Etats-Unis et huit fois plus que la France. Son anticolonialisme ne masque pas non plus les nombreuses tensions inter-ethniques en Russie et l'esprit revanchard de certains peuples caucasiens ou sibériens, d'ailleurs envoyés en première ligne sur le front ukrainien avec les forçats, pour tenter de préserver le plus possible les Slaves de la mort. Le malaise de la société russe est partout palpable, projetant ses insécurités intérieures sur le front des marches de son ancien Empire.
Pour comprendre le paradoxe russe, c'est-à-dire une conscience supérieure d'elle-même couchée sur un pays en ruines, il faut revenir sur son Histoire, dans laquelle tout est déjà présent en germe. Le livre de Michel Heller est une œuvre parfaite pour y entrer.