J’ai longuement hésité avant d’écrire cette petite chronique, non pas en raison du thème scabreux de ce roman, mais parce qu’à mon sens il est bien plus intéressant avant de commencer à lire du Léo Barthe, d’avoir préalablement découvert l’autre carrière littéraire de cet écrivain hors-norme qu’est Jacques Abeille, puisque c’est de lui qu’il s’agit ; Léo Barthe étant le pseudonyme qu’il emploie pour publier ses récits érotiques et pornographiques. Loin de moi l’idée de traiter au second plan cette partie de son travail d’auteur, ça n’est pas du tout le sens de ce propos liminaire, mais il me semble que le lecteur gagnerait à recontextualiser ces récits au regard de l’ensemble de l’oeuvre de Jacques Abeille, l’écrivain prenant un malin plaisir à pratiquer le récit enchâssé, notamment par l’intermédiaire des parcours croisés de ses personnages, et à se mettre en scène de manière indirecte dans certains de ses romans. Léo Barthe est donc un personnage d’écrivain et de pornographe que l’on croise dans plusieurs livres de Jacques Abeille, notamment Le veilleur du jour et Les voyages du fils, romans qui appartiennent au fascinant cycle des Contrées, auquel, de manière indirecte, on peut également rattacher les oeuvres publiées sous le pseudonyme de Léo Barthe, en particulier les fameuses Chroniques scandaleuses de Terrèbre. Mais contrairement aux livres cités ci-dessus, Histoire de la bergère (De la vie d’une chienne T1 si l’on tient compte du titre complet de ce court roman), peut se lire de manière parfaitement indépendante. Mais considérons que vous êtes désormais prévenus et que ce récit, bien qu’il puisse d’une certaine manière se suffire à lui-même, s’apprécie davantage si l’on a une bonne connaissance du travail de Jacques Abeille dans son ensemble.
Solitaire et farouchement indépendant, un homme mène une vie d’errance ponctuée de petits travaux des champs et autres besognes de journalier à travers la campagne. Un mode de vie marginal lui conférant un statut à part au sein de la communauté paysanne. On le connaît, on apprécie ses qualités de solide travailleur et en retour de ses services on lui offre le couvert et le logis, parfois quelques vêtements usagés. On l’aime bien finalement cet homme un peu réservé et taiseux qui va au gré de ses pas sans jamais se fixer de destination. Alors qu’il prenait un repos bien mérité à l’abri d’une haie, il surprend une jeune bergère sur le point de s’offrir un peu de plaisir solitaire, non loin de sa cachette. Emportée par l’ardeur de ses sens, la jeune et accorte bergère ne semble pas prendre conscience de la présence discrète de l’homme. Fasciné par les formes généreuses et gracieuses de la belle, il ne peut s’empêcher de l’observer à la dérobée, puis, forçant sa chance, épris d’un désir inexprimable et irrépressible, il franchit délicatement et tendrement la distance qui les sépare, d’une main caressante mais néanmoins audacieuse. Puis sans qu’un mot ne soit échangé, et son désir enfin apaisé, la jeune bergère repart vers d’autres tâches sans doute plus ingrates. Ce lieu bucolique devient en l’espace de quelques jours leur secret mutuel, ils s’y retrouvent pour explorer leur sensualité exacerbée et laisser libre-cours à leur imagination débridée. Mais ces rencontres secrètes et hors du temps ne peuvent éternellement demeurer à l’écart du réel et les vicissitudes d’une vie cruelle et implacable rattrapent les jeunes amants. Et cet amour qui se voulait innocent tourne alors à la tragédie.
Autant ne pas y aller par quatre chemins, cette histoire d’un peu moins de 150 pages est un récit d’un rare indécence, c’est cru, vraiment très cru, mais à celui qui sait voir au-delà des apparences initiales, Léo Barthe réserve quelques surprises. La langue est, mais les lecteurs de Jacques Abeille ne s’en étonneront pas, d’une très grande beauté. A la fois fluide et travaillée, mais nettement moins lyrique et volontairement surannée que dans les romans du cycle des Contrées. Le vocabulaire est plus simple et les constructions grammaticales moins complexes (récit à la première personne), mais la prose reste étonnamment élégante. Comme à son habitude, mais c’est là un de ses talents, l’auteur sait parfaitement allier la force de l’évocation au souffle de la poésie. C’est à la fois très imagé tout en restant subtil et un peu fantasmatique. Léo Barthe sait comme nul autre réserver une part de mystère, même dans les situations les plus évocatrices. Un mot, une allusion et l’on comprend que cet amour physique n’est qu’une toute partie de cette expérience mystique et inexplicable qu’est l’union des corps. C’est beau, très beau parce que ce texte nous parle évidemment d’amour, de liberté et de volupté sans tabou ni jugement. Il y a à la fois de la poésie, de la fantaisie et une certaine gravité chez Léo Barthe, qui font de ce petit roman une oeuvre rafraîchissante et incroyablement juste.
Lisez Léo Barthe, lisez Jacques Abeille, parce que c’est de la grande littérature et parce qu’il prouve avec ce récit et tant d’autres que la littérature érotique et pornographique peut tutoyer les sommets de l’écriture et de l’art, quitte à déranger les âmes les plus sensibles.