Salut à toi ô grand Poète,
En reposant ton ode sanglante, après plusieurs jours de brumes rouges où aucun de mes proches ne voyait les affres dans lesquelles tu me plongeais, je songeais, cruel, que je ne t’avais point écrit, alors que je le fis pour ton lointain et jeune disciple Virgile (*), considéré par quelques fats comme plagiaire de ta magnificence. Mais abandonnons ici le latin divin, revenons à nos moutons achéens et comblons l’épistolaire faille. Pourquoi ton poème est-il grand, Poète des poètes ? Plus grand encore que celui que tu commis sur l’épopée du roi d’Ithaque ?
Disons-le sans frémir, d’abord parce que nous, mammifères violents, donneurs de mort et pasteurs d’horreurs, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense, restons fascinés par l’esthétique de la guerre, la sombre beauté des grandes batailles. Tu ensemenças, Poète des poètes, notre littérature occidentale qui depuis est pleine de ces choses brutales et magnifiques, et des sentiments ambigus qu’elles procurent, de Tite-Live à Zola, de Virgile à Tolstoï, et même Flaubert. Mais toi, l’Inégalé, sus montrer la lutte, non la cruauté, la victoire, non la vengeance, tu versifias les attitudes qui titillent l’admiration plutôt que celles qui écrasent l’ennemi.
Secundo, parce que jamais tu ne sombras dans le vulgaire pour ériger une société de la morale - abandonnons cette passion à nos vivants écrivants. Sans progressisme ni réaction, tu conservas dans tes vers une minutieuse équidistance entre Danéens et Troyens, un surplomb vertigineux qui te permit - ô combien difficile dut être l’exercice – d’ignorer jusqu’à l’idée de bien et de mal. Ma mémoire me trahit peut-être mais il me semble même que jamais ces mots n’apparaissent dans ton poème. Les Hommes des deux camps sont unis par un même rapport de verticalité avec les Dieux : ils regardent le même horizon. Même notre prestigieux, aimé et adulé J.R.R. Tolkien, Dauphin des batailles légendaires - tu en es le Roi - s’y cassa les dents.
Tertio, puisque ton ode sur l’absence du héros, conseillée par les divins, sur sa colère boudeuse, sait aller au-delà des principes qui la composent. Discrètement. Si fureur il y a, la faute en incomberait indirectement aux dieux, dans une forme de déresponsabilisation de l’Homme nu. On retrouvera, par exemple, cette forme de théologie au IVème siècle chez la secte des Manichéens, si bien présentée par Saint Augustin dans ses Confessions. Mais voilà, grand poète, tu eus l’audace de laisser passer une autre lumière, ténue, en brisant subtilement le sceau du manichéisme lorsqu’Achille, affligé, demande « que disparaisse la discorde de chez les Dieux et de chez les Hommes et la bile qui pousse les plus sensés à s’irriter », avant de retourner au combat, plus féroce que jamais. Dans la lutte déplorable, ton héros pleinement responsable assume son orgueil, sa rage, ce qu’il est, au point de semer la zizanie chez les dieux du Mont Olympe. Il s’émancipe. En déliant subtilement les liens d’Achille, tu entrepris de délier les nôtres. Mais cette responsabilisation eut un prix, que nous payons toujours.
Et, finissons-en, parce que tu es : les exploits des Hommes ne sont rien s’ils ne sont chantés par un poète. Deux mille huit cents années écoulées, nous conservons ce principe au cœur.
Vivant, tu restes debout sur les ruines de la Grèce antique, comme l’Enéide sur celles de Rome. Mais qui restera debout sur les nôtres, de ruines ? Morne plaine.
De tout cela nous recauserons plus longuement, le moment venu, cher grand, après qu’Hadès m’aura repris.
Tout à toi.
-Valmont-
(*) Lettre à Virgile : https://www.senscritique.com/livre/L_Eneide/critique/160076667