Albert Camus vous m’ennuyez car je ne sais pas trop quoi faire de vous. Vraiment.
Je vais vous raconter une histoire, de moutons :
J’étais plus jeune alors, en fin d’adolescence, ou au début de l’âge adulte, je ne sais plus, ayant lu récemment dans un très sérieux canard que l’âge adulte commencerait en fait à 25 ans. Fragiles deux point zéro.
Bref, avec mes trois poils au menton je me prenais pour un ours. J’appartenais à un petit cercle d’amis, qui n’était pas que de poètes. Triptyque picole, soirée, musique mais ça lisait pas mal aussi, en se donnant des airs de dépressifs, c’était l’âge. En tête de gondole trônaient nos hyper-lettrés, ensuite venait le ventre mou des 2/3 « lecteurs moyens » dont je faisais partie, ayant déjà un beau palmarès mais ne cherchant pas la complication outre mesure, et pour finir, à la remorque, ronronnaient ceux ne voulant pas trop se laisser distancer.
Nous lisions donc et relisions pas mal, les filles plus que les garçons d’ailleurs. C’était Tolstoï, Pouchkine, Dosto (persuadée d’avoir des origines aristocratiques sur les contreforts de l’Oural, une des filles ne lisait que des auteurs russes, hors obligations scolaires, et faisait tourner ; moi je les esquivais plutôt, depuis je me soigne), Miller, Djian, Bukowski, Baudelaire, Céline, Lorca, Char et Breton (de ces deux-là j’ai complètement divorcé depuis), Chrétien de Troyes et apparentés, Chateaubriand, tous les écrivains en ecq sauf Darrieussecq, Tolkien, Saint-Ex même, les Hussards aussi.. et d’autres qui ne me reviennent pas à l’instant. Des bouquins d’Histoire aussi, mais pas de journaux, pas de philo (nous pourfendions la théorie, la littérature brute disait de la vie tout mieux), c’était tacite, et pas de Camus non plus, pas plus que de Gary ou de Vian, sauf impératifs bombardés de la rue de Grenelle. Nous vous classions avec eux dans la catégorie des écrivains moralistes, pacifistes et citoyens du monde, pour tout dire chiants. Vous faisiez de la littérature pour nos parents et pour les fils d’archevêque, et pour les fils de communistes. Mais pas pour nous.
Nous vous trouvions des airs de comptable assermenté et une odeur de mal conservé. Pire, Camus, c’était de la littérature scolaire. Il nous fallait tenir bon. Malgré l'intérêt de vos romans, nous sommes au regret etc.. Bref ça roulait. Nous étions devant ces petites flammes qui n’étaient que les dernières flambées de l’enfance, avant de nous retrouver devant un feu mort.
Je pris du poil et ce fut l’entrée en école d’ingé, autant dire qu’on ne me bassina pas beaucoup avec la littérature, fallait lire utile, sciences, techniques et management, quel horrible mot. Ce fut une parenthèse.
La bande se délita : éloignements géographiques, enfants, mariages, alcoolisme pour l’une d’elles, disparition brutale, bref la vie et son cortège. Ils devinrent enseignant, femme au foyer, fonctionnaire territorial, rentier, commerçant, chômeur, que sais-je. J’en connais même un qui ouvrit un compte sur SC pour déballer ses conneries. Nous ne fûmes pas assez volontaires, assez forts, assez dignes, assez courageux pour maintenir le cercle en vie.
Alors, pourquoi je vous raconte tout ça ?
Car, je le confesse humblement, nous eûmes tort de vous prendre pour une demi-mondaine. Tout bien considéré, vous fûtes victime d’un vilain phénomène d’entraînement moutonnier, tellement banal. Fallait faire comme les copains, ne pas vous approcher. Oh bien sûr, je n’arrive tjrs pas totalement à me débarrasser de cet arrière-goût un peu rance que me laisse votre prose à messages, vous êtes un poseur, Camus, c’est entendu. J’aurais mille critiques à l’encontre de votre littérature à slogans, vous, le roi des citations pour journaliste pré-pubère. Et pourquoi n’avoir pas emmené ce Jean-Baptiste Clamence au bout de la chute promise ? Passons.
Mais, et voilà où je voulais en venir, n’exagérons rien, vos monochromes sont parfaitement réussis, vos dégradés de gris à nul autre pareils, surtout vus de haut pour peu qu’on pense parfois à lever son nez des pages, et rétrospectivement j’échangerais bien quelques ramassis d’auteurs ingérés à l’époque contre 2 ou 3 de vos meilleures productions. La chute est un vrai beau roman, pas complètement réussi, Clamence est une caricature, mais beau, et c’est déjà beaucoup.
(Que reste-t-il de ces dizaines de milliers de pages avalées, de ce que nous étions quand nous pensions être ce que nous lisions comme d’autres sont ce qu’ils mangent ? Rien, ou presque. Que faire de tout ce qui n’a pas été lu ? Pas grand-chose non plus, le temps perdu l’est ad vitam et ne se rattrape pas, on ne lit pas de la même façon à 17 ans qu’à 30 ou à 40. Croyez bien que je le regrette.)
Mea maxima culpa. Quant à ceux de la bande, je ne sais pas ce qu’ils en pensent aujourd’hui.