Le médecin nous place d’emblée dans son univers horizontal, pandémoniaque, au seuil d’un dixième cercle dantesque, à moins que ce ne soit aux portes des Limbes. Jeunesse : dans une cage à lapin à Paris, entre une mère commerçante, sorte de César Birotteau de la brocante « son fort, c’était l’optimisme », en moins ambitieuse, en moins naïve aussi, et un père aigri, aquarelliste à ses heures, se rêvant capitaine au long cours. Une jeunesse « au chaud » calfeutrée entre engueulades, torgnoles et pets parentaux, rue du Passage, une pissotière. Les bas-fonds. Le Certificat d’études en poche ce sont les premiers boulots et les premières injustices d’une humanité brutale qui font des ravages sur un enfant pourtant lancé avec de bonnes dispositions. La misère copule avec la violence. Ferdinand, à bout, se brise.
Mort à crédit est un grand roman d’apprentissage et d’émancipation, une émancipation par le mutisme dans un monde fabriqué de bruits, de paroles incessantes et de fureurs, celui des petits bourgeois déclassés, avides, violents. Il y a de la haine de classe dans Mort à crédit, une haine sans programme ni revendication, de la haine de classe et du sentiment d’infériorité. « A ceux que la vie quotidienne crucifie lentement au fond des villes perverses, putrides, insanes » Céline oppose un étant situé dans une zone crépusculaire entre singe et humain, fait d’une sexualité odieuse qui laisse ses pratiquants comme des déchets, et surtout, surtout, sans niaiserie naturaliste ou culturaliste : une âme fièrement sans âme et sans engagement au milieu de la modernité marchande de l’époque, un Hussard des causes perdues, bien avant l’heure (d’ailleurs Nimier publiera D'un château l'autre, sous les hurlements des éteignoirs sartriens).
Deux mots sur le style. Audiard, Dard et son Sana n’ont rien inventé mais recyclé, un recyclage génial et inspiré certes, mais du recyclage quand même : tout est déjà chez Céline, et notamment dans Mort à Crédit. Après, on me souffle que 600 pages de logorrhées c’est peut-être trop pour dépeindre l’enfer des rageux, surtout chez un auteur ayant déclaré que « Proust explique beaucoup à mon goût 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c’est trop. ». Mais non ! La folie célinienne déroule toute seule, bien lubrifiée, comme une symphonie sur partition, d’ailleurs Céline lui-même parlera de musique pour dépeindre son entreprise lyrique. Son style c’est la pureté du témoin qui témoigne de la dégueulasserie des corps et des esprits, du bavard oui, du consumé de rage, oui, mais d’un patron, d’un patron de ses propres ratages, un vrai !