Tu m'as donné ta boue, et j'en ai fait de l'or
Allez, le gros morceau : essayer d'expliquer vaguement pourquoi on peut en toute objectivité trouver un livre bien, mais ne pas l'aimer pour autant. Ou l'inverse.
Quand Celine balance au monde décati des années 30 Voyage au bout de la nuit (qui rate de peu le Goncourt) et Mort à crédit, l'effet on le sait est celui d'une bombe. Avec le recul, on voit bien que les deux textes annoncent la catastrophe à venir : la guerre de tous contre tous. Deux coups de poings dans la gueule, encore plus forts dans le deuxième opus (Céline a amélioré sa méthode : plus de quartier, il ronge jusqu'à l'os son style et son propos) : bam une écriture ciselée, et rebam des situations extrêmes où se débattent des personnages horrifiants de lâcheté et de nullité crasse. Il est question de frapper fort, et sur tout le monde. En ce qui concerne ce double objectif, on ne peut rien reprocher au vieux salaud, il fait les choses à fond, et il les fait bien. Inutile de m'étendre, on connaît ça par coeur, et il suffit d'ouvrir le livre à n'importe quelle page : imprécations, vomi, bagarres, engueulades, ça fuse, le rythme est impeccable, les mots choisis, ça sonne, ça brutalise, ça essouffle, et si ça frôle parfois le système, c'est avec une telle roublardise et une telle virtuosité qu'on ne peut pas vraiment rechigner.
À mes yeux néanmoins, la force de Céline devient son principal point faible : il perçoit partout et toujours la laideur de l'humanité, il la retranscrit au plus près, il plonge, il se coltine la merde, la décrit dans toute sa viscosité, sa puanteur, de l'intérieur, mais son roman n'est pas un outil de transcendance. C'est un constat, une rage, un cri de désespoir. Et puis voilà. Ça dit bien, mais en ce qui me concerne ça ne dit rien, ou plutôt ça dit pour rien.
Au milieu de ma lecture, alors que je me débattais au milieu de toute cette haine parfois tendre et aimante mais toujours impuissante, j'ai soudain eu un flash. Un parallèle évident auquel je n'avais jamais pensé. Avec un auteur né sept ans avant lui, mort la même année, qui lui aussi ne savait raconter que des histoires à la première personne. Un enragé, un foudroyé, un témoin de son temps, qui choisit d'autres voies, d'autres amis, mais qui j'en suis sûr ne devait pas avoir une vision beaucoup plus angélique de ses contemporains. Seulement, la grande différence, c'est que lui, même s'il n'aimait pas plus l'humanité, avait foi en l'individu. Pour lui, le monde n'était pas un bourbier, un cercueil, mais une aventure. Les marlous, les fous, les truands, les minables étaient ses compagnons de route, ils le désespéraient peut-être, mais ils le fascinaient. Tous ensemble formaient une farandole affligeante, mais séparément ils étaient formidables, uniques, merveilleux. Son style à lui aussi est extraordinaire, il épouse les cahots, prend les virages à la corde, explose, émerveille. Et quand je referme un de ses livres, après un long voyage épuisant et sublime jusqu'au bout d'une nuit claire et brutale, là oui pour le coup j'ai mieux compris l'intérêt de vivre, plutôt que celui de mourir au plus vite. Alors d'accord, Céline aura eu pour moi cette utilité là : me faire encore plus aimer, si c'était possible, Blaise Cendrars.