Alors que le silence se fait sur le monde et sur la vie de l’homme, il n’est que temps d’un regard en arrière. Une lointaine projection aux origines du drame, quand tout allait – déjà – si mal. Et de pire en pire.
On était rustres en ce temps et point trop enclins aux effusions. La famille, elle y croyait, en l’avenir pourtant. Rien n’y faisait mais elle y croyait. Un vrai modèle d’acharnement à s’extirper du trou. Il y avait de quoi en faire un bel exemple pour un môme en pamoison. Il y avait de quoi le lancer loin et bien sur la route de la vie. Ou peut-être le laminer, le dégoûter par les échecs successifs, les efforts non couronnés de succès, les rétames et les ramasses.
Le quotidien, bah tiens, ça allait moins quand rien ne voulait. Quand le sort n’en voulait pas, des offrandes sacrificielles maternelles. Quand la santé disait non à son tour, la garce.
C’était le temps des gueulantes paternelles, des remises en place et dans le droit chemin, des vexations, humiliations. C’était le temps de la distance qui n’en finit pas de se creuser, de la haine renfrognée, de la culpabilité déguisée en rejet, des sales rêveries, de la perte des repères, des longues escapades, des inévitables et infâmes retours au foyer honni.
Elle commence comme ça l’errance, l’histoire d’un grand bonhomme qu’était pas fait pour ce monde là, le récit d’un perdu sur les pavés.
Mort à crédit est intimiste au sens le plus sordide du terme. La plongée profonde dans les souvenirs de Céline réclame un cœur bien accroché, une tête solide et une grosse dose d’empathie. La violence règne et nul n’est épargné, pas même le piètre héros de ce voyage vers l’avenir. Surtout pas lui. Céline se raconte avec rage, s’infâme et se salit. Le conteur roule allègrement son fantôme dans la fange.
Ferdinand entonne sans retenue, sans limite, l’universelle chanson des détraqués, le chant des inadaptés. Il fredonne le Paris des bas-fonds, là où les moins-que-rien font du sur-place, courent vers nul-part le cœur plein d’espoir. Il est le messager des désillusions, des tourne-en-ronds.
Mais c’est l’amour que l’on entend sous les hurlements. C’est une drôle d’amitié hors du temps, hors de propos qui se fraye un chemin sous l’amoncellement de misère. Et l’espoir avec ça. L’espoir qui pave le chemin de la jeunesse. Il est partout, cet espoir du devenir. Il est la foule des inventeurs détruisant la porte du « Génitron ». Il est cette attachante prostituée qui rêve d’un air meilleur. Il est l’inénarrable Courtial et son épouse qui l’aime à sa manière. Il est dans les yeux de Ferdinand, dans son étrange fidélité à ces entreprises vouées à la damnation. Il est dans les sacrifices familiaux pour un rejeton pas coopératif.
Elle est comme ça la vie pour les petits. Il n’y a pas de ligne à suivre, pas de bon ou mauvais chemin. Rien qu’une succession de cahots sur la route, de creux et de bosses, de défis à relever. Ou à refuser. Alors on en perd les pédales quand on est seul là-dedans, c’est la girouette dans la tête. Et que ça déstructure, et que ça réinvente la grammaire. La prose de Céline est à l’image de la caboche en construction du jeune Ferdinand, une mélasse informe, indistincte, qui s’enfonce quand on la touche du doigt, qui se déforme pour devenir autre chose. Elle est aussi pleine de vie, bondissante, enivrante. Formidablement cohérente.
Mort à crédit est, osons-le, l’autobiographie absolue, la parfaite transcription littéraire d’un esprit humain. C’est une œuvre hors-norme à décortiquer patiemment. C’est une perpétuelle réinvention du verbe, une prose abracadabrantesque. C’est un maelstrom sentimental sans pareil, une démonstration de sensibilité inégalée. C’est la farandole des agités du bocal, dégoutants, ratés, cochons, mal pensants, idiots, poivrots, rêveurs, penseurs…
Romancée mais pas transfigurée, c’est la fresque de l’humanité que personne ne veut montrer, le concerto des détraqués.