Constat troublant : bien qu'ayant lu des dizaines de livres sur le jazz, bien que chantant et enseignant cette musique depuis des décennies, je n'avais jamais entendu parler des liens entre les musiciens noir américains et la franc maçonnerie. Le jazz et les gangsters oui je savais, mais là je découvre. Donc premier bienfait de ce livre. Plus qu'un outil de spéculation intellectuelle comme elles le sont devenues, les loges étaient alors un moyen d'organiser une solidarité au sein des communautés noires, à l'aide d'un vocabulaire codé propre à cette communauté, le jive.

La spiritualité n'en était pas moins présente. C'est toujours vrai, en témoignent les nombreuses déclarations de jazzmen légendaires comme Shorter, Hancock, Rollins, Jarrett, autour du divin, sans même parler d'un Abdullah Ibrahim. C'est sans doute une différence entre le jazz US et le nôtre. Rien que de très logique, la France se distinguant par son agnosticisme, bien plus rare outre-Atlantique. D'où, probablement, la réticence chez nous, relevée par l'auteur, à creuser la question de la spiritualité en jazz. Et l'appétence bien moindre pour ce sujet chez les musiciens français, qui laisse penser que la spiritualité des jazzmen américains tient davantage de leur nationalité que de la musique qu'ils ont choisie. Mais un tel constat est loin de clore le sujet : en témoigne cet essai extrêmement documenté et brillamment analysé par le saxophoniste marseillais.

Révéler l'étendue du phénomène, en tout cas outre-Atlantique, était donc une nécessité. Reste que l'arbre ne doit pas cacher la forêt : si l'auteur implique un grand nombre de noms célèbres de la great american black music, il ne faudrait pas oublier l'énorme masse de ceux qui sont restés à l'écart du phénomène. Fats Waller, Art Tatum, Errol Garner, Clifford Brown, Stan Getz, Chet Baker, J.J. Johnson, Bill Evans, Jim Hall, Dexter Gordon, Carmen Mc Rae, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Lester Young, pour ne citer que quelques-uns de mes héros, ne sont pas évoqués comme participant du phénomène...

Pour le reste, je n'ignorais pas le mysticisme de Coltrane ou les oeuvres religieuses de Duke Ellington, même si ce livre m'a donné envie d'approfondir le sujet. Je retiens la trilogie créatrice Coltrane-Rollins-Coleman, ainsi que l'autre triangle orienté spiritualité : John Coltrane le mystique (celui qui a reçu la révélation), Pharoah Sanders le métaphysicien syncrétique, Albert Ayler le religieux. Amusant, à l'écoute de ce dernier, j'ai toujours eu plutôt l'impression d'un démon soufflant dans un sax. Sa version de Summertime m'a, moi aussi, durablement impressionné. Une cohorte d'autres musiciens est mentionnée, de Chick Corea à Sun Ra, en passant par Anthony Braxton et Eric Dolphy. Un long paragraphe est consacré à l'inclassable Monk, génie solitaire dont Imbert analyse finement la spécificité basée sur la résonance. Je découvre aussi l'importance de John Gilmore pour Coltrane, ce dernier faisant preuve d'une humilité rare en revendiquant souvent l'influence de saxophonistes moins connus que lui. My Favorite Things est soigneusement scanné, les nombreuses versions live étant comparées à l'initiale, unique version de studio. La chose est un peu indigeste : je me demande qui se penchera sur le détail, mais l'exercice force le respect. Par contre, lorsque Raphaël Imbert prétend que peu de gens ont osé ensuite se frotter au morceau, il montre sa culture orientée sax car pas mal de versions marquantes, et fort différentes de celles de Coltrane, ont vu le jour : je pense notamment à celles de Betty Carter ou, plus récemment, celles de Marc Copland. Je la chante pour ma part à 5 temps, ce que j'ai aussi entendu le mois dernier au concours du festival de Crest.

On saluera aussi la compréhension intime qu'a l'auteur de cette musique. Page 46, il écrit : "L'oeuvre invite à l'analyse. La vie, elle, ne saisit pas". Très juste - j'aurais ajouté : c'est elle qui vous saisit, toujours. Le phénomène du swing est très proche dans son essence de celui de la vie même. Tension/détente, changement permanent, impossibilité de la capturer. D'où l'oralité, au coeur de cette musique. A la fin de l'ouvrage, Raphaël Imbert signe de très belles phrases sur le jazz en tant que musique du geste. A l'heure où l'on nous serine partout qu'il n'y a pas de style en musique, "il y a la bonne et la mauvaise musique, point", une vraie tarte à la crème, à l'heure où il faut honnir les barrières que seraient les étiquettes stylistiques (comme si le cadre n'était pas source de créativité), il est bon de lire des propos affirmant la spécificité du jazz.

Sans pour autant l'enfermer : tel est le chemin de crête qu'il faut tenir, tant cette musique, comme l'oiseau, s'échappe dès qu'on cherche à la mettre en cage. Résultat : on met tout et n'importe quoi aujourd'hui sous la bannière jazz. Paradoxe insoluble, celui de vouloir défendre l'essence d'un phénomène qui refuse, par essence, d'être gravé dans le marbre. Un peu comme celui de définir en quoi on croit lorsqu'on affirme qu'on croit en Dieu, d'essence infinie... La boucle est bouclée.

Jduvi
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le 27 août 2024

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