Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Comme un pays… mais lequel ? Le même que dans Black Moon ou que dans les Saisons, le même en définitive que dans les contes, c’est-à-dire nulle part et partout. Du reste, il y a dans le « projet pour un roman » (c’est le sous-titre) de Dimitriàdis (1979) un rire noir – difficile de parler d’humour, j’y reviendrai – qu’on trouvait déjà dans le film de Louis Malle (1975) ou le roman de Maurice Pons (1965). Comme à eux, on aura beau y revenir plusieurs fois, on n’en aura jamais le fin mot (1).
Je meurs comme un pays occupe quarante petites pages. Dans une première partie, de loin la plus longue, un narrateur qui n’a pas l’air d’être un personnage raconte un an de guerre, « cette année-là où aucune femme ne conçut d’enfant » (p. 35) – encore le cadre chronologique demeure-t-il fluctuant. Puis, après un interlude en italique qui semble une voix off, en tout cas en surplomb, une brève seconde partie donne la parole à une femme que le pays a brisée, qui « ne peut pas vivre avec de telles entrailles en elle » (p. 48) et dont le monologue se fait de plus en plus farouche.
Raconté comme ça, on pourrait presque croire que Je meurs comme un pays est à lire comme une métaphore sur la stérilité, la ménopause ou le fait d’être une femme, ce qu’on ne peut interdire à personne mais qui resterait extrêmement réducteur. Dans le même ordre d’idées, on a le droit d’y lire un plaidoyer pour une Grèce libre, une fable primitive sur la domination, ou même – tout cela n’est pas incompatible – un genre de parabole existentielle noire dans laquelle la guerre représenterait la lutte intérieure à laquelle se livrerait perpétuellement tout individu, qu’il souffre ou non mentalement (« En un seul instant se réalisa le rêve inavoué de tant de générations, à savoir le passage au millénaire de la Schizophrénie Multiforme Consciente », p. 40).
Mais le véritable sujet de Je meurs comme un pays reste le langage, et s’il y avait des liens à établir, ce serait avec un Lautréamont, par exemple, aux Chants de Maldoror duquel cette quarantaine de pages fait songer, non pas pour le style en tant que tel, mais pour l’agression permanente à laquelle elles soumettent un lecteur pris à la gorge. On pourrait utiliser – en particulier dans la première partie – le mot logorrhée, s’il n’était pas si dépréciatif.
Je n’ai pas le courage de recopier des phrases d’une page ou deux, mais peut-être ceci permettra-t-il de se faire une idée : « Les âmes de tous restaient immobiles tandis que les mouvements les plus opposés se les disputaient au même instant ; dans toutes se côtoyaient “Va te faire foutre, monde à la con, société de merde, je te pisse au cul, je vais te baiser, vieux pédé, tu vas voir” et “De mes passions multiples et de mes noirs péchés, délivre-moi, ô Trinité indissoluble, évidente et unique, illumine-moi de tes divins rayons”, si bien que toutes les grimaces venaient s’imprimer, se bousculer sur les visages, brouillant à ce point leurs traits qu’un témoin qui ne partageait pas leur passion eût pensé que l’impasse du pays était dans les âmes de ses habitants ou que l’âme de tous ses habitants n’était autre que sa propre impasse. Car la transition d’un cycle historique à l’autre avait épuisé jusqu’à son dernier mouvement circulaire. (…) » (p. 23).
Je parlais plus haut de rire noir, et en effet il est difficile de ne pas rire devant tant de folie macabre, devant tant d’outrance : « dans toutes les bibliothèques les dialogues platoniciens disparurent, (…), dans les morceaux de musique on n’entendait plus jamais de violon, les projecteurs de cinéma ne laissaient plus passer la lumière, (…) les romans se réduisirent à leurs dialogues et les pièces de théâtre à leurs didascalies, (…) les diagnostics des médecins se révélaient toujours faux, (…) des cimetières entiers partirent dans les airs comme des nuées d’oiseaux, phosphorescents, des hommes couraient les rues en riant sans cesse comme on rit dans son sommeil, et une lumière pleine de douleur et d’amour inemployé planait en permanence au-dessus de toutes les maisons, donnant au paysage entier l’allure d’un visage crispé de jeune fille qui, voulant sauter la barrière de sa virginité mais craignant le contact avec l’homme, enfonce avec la rage incontrôlée, sismique du désespoir une barre de fer dans son sexe en hurlant “mon Dieu, mon Dieu” » (p. 38-39). Grotesque, si on veut ?
Mais c’est un rire de désemparement, qui saisit le lecteur dès lors qu’il se laisse happer par le texte, le même désemparement qui se manifeste devant toute pensée à nu, sans fard et sans frein. Et ce qui est remarquable, c’est qu’ici, à nu ne signifie pas sans artifice, au contraire. Il me semble même que c’est l’artifice qui donne à Je meurs comme un pays son intérêt et une bonne partie de son souffle. Si vous avez lu cette critique sans sauter les citations, vous y aurez sans doute remarqué la présence de points de suspension entre crochets. Ils figurent dans le texte original, qui n’est pourtant pas passé par quelque censure que ce soit. Ce sont eux qui mettent en perspective le « projet pour un roman », qui le désamorcent en même temps qu’ils le rendent véritablement illimité, c’est-à-dire monstrueux.
Dans le même ordre d’idées, les deux principales parties du texte (le récit de guerre et le monologue de femme) se trouvent entre des guillemets qui ne se referment que le temps de l’interlude en italique, et il me semble que Je meurs comme un pays serait moins réussi sans ces (…) et ces « ».
(1) Il en existe (au moins ?) deux traductions françaises (1983 et 1997 ; je cite ici la seconde, celle de Michel Volkovitch aux éditions Hatier). C’est beaucoup pour un texte aussi confidentiel et il me semble que ce n’est pas un hasard, à partir du moment où l’on considère qu’un traducteur, en plus d’interpréter un texte, doit maîtriser – autant que faire se peut – le monde possible dans lequel ce texte prend place. Par ailleurs, ma connaissance de la langue grecque reste limitée à une prononciation balbutiante, mais rien qu’à la façon dont la syntaxe est ici poussée dans ses derniers retranchements, j’imagine le réjouissant cauchemar que constitue la traduction de Je meurs comme un pays.
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Créée
le 16 juil. 2019
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