Je suis Fassbinder est un spectacle monté « à quatre mains » : l'auteur allemand Falk Richter a écrit le texte, et l'a mis en scène en collaboration avec le français Stanislas Nordey, qui joue lui-même dans le spectacle. Le spectacle prend pour point de départ l’œuvre de Rainer Fassbinder, metteur en scène et cinéaste ayant marqué les années 1970 par ses œuvres critique de la société allemande. A partir d'extraits de son travail et d'éléments de sa personnalité, les cinq comédiens sur scène abordent les questions qui agitent notre Europe contemporaine et qui traversaient également l’œuvre de Fassbinder : la haine et de la peur de l'autre, le recul de la démocratie et de la liberté d'expression, la paranoïa sécuritaire… Nous allons voir par quels moyens la mise en scène de ce spectacle utilise et complète l’œuvre de Fassbinder pour servir son propos.
La scénographie de Katrin Hoffman est tout en relief : plusieurs praticables à différentes hauteurs servent d'espaces de jeu aux comédiens. L'esprit de Fassbinder est présent partout sur scène. Tout d'abord, des photogrammes de ses films, des photographies de Fassbinder et de ses actrices sont affichés sur tous les espaces disponibles et répandus au sol par une des comédiennes au début du spectacle. L'un des acteurs, jouant son propre rôle de comédien, n'aura de cesse dans une des scènes de renverser maladroitement tous les cadres présents autour de lui, comme s'il voulait fuir inconsciemment de la présence oppressante de Fassbinder. Trois grands écrans en fond de scène diffusent sporadiquement des extraits de films de Fassbinder, tandis qu'une petite télévision à jardin diffuse des images pendant tout le spectacle. Parfois, ces extraits sur grand écran servent d'intermèdes entre deux scènes, pendant que la salle est plongée dans le noir et que les acteurs changent de costumes. Parfois, ce qu'on voit à l'écran est une retransmission de ce qui se passe dans le spectacle, filmée par une caméra présente sur scène. Par exemple dans la première scène du spectacle, qui est une conversation entre Stanislas Nordey jouant Fassbinder et Laurent Sauvage jouant la mère de Fassbinder, les deux personnages débattent de la situation politique aujourd'hui en Europe, notamment des récents événements de Cologne. A plusieurs reprises Laurent Sauvage s'adresse à l'acteur en face de lui, l'appelant « Stan » plutôt que « Rainer » : cela montre la perméabilité entre la personnalité de Fassbinder et celle de Stanislas Nordey, qui cherche clairement dans ce spectacle à exposer ses idées politiques. Bien que Sauvage joue ici volontairement un personnage au discours provocateur , on peut entrevoir dans cette scène le processus d'écriture, les débats entre les acteurs ayant sûrement enrichis le texte que Richter écrivait sur le plateau au fil des répétitions. Plus tard dans le spectacle on peut voir sur les écrans une scène du film « L'Allemagne en Automne », où Fassbinder se filme en plein débat avec sa mère sur la situation politique allemande des années 70. On comprend que la première scène du spectacle était une reconstitution de cette scène, en transposant le dialogue à l'époque actuelle. Richter imagine ainsi le point de vue qu'aurait eu Fassbinder et sa mère sur la situation actuelle s'ils avaient vécus à notre époque. Nordey par la suite commentera ce dialogue dans un monologue face au public, où il critique les propos de la mère de Fassbinder réclamant une personnalité autoritaire à la tête de l'état. Nordey reprend les idées de Fassbinder dans une sorte de discours politique : il cherche ici à aller le plus loin possible dans ce qu'il est possible d'exprimer au théâtre sur sa vision personnelle de notre monde, ce qui était justement un des aspects fondamentaux du travail de Fassbinder. Dans cette scène, les écrans montrent le visage de Fassbinder, surplombant la scène, marquant encore plus la présence fantomatique de son esprit qui semble observer et appuyer Nordey dans son monologue
Enfin, les trois écrans servent parfois à montrer des scènes du film de Fassbinder, Les larmes amères de Petra von Kant, que les comédiens reproduisent sur scène simultanément. La première scène de ce type travaille sur la perception de l'acteur en tant que marionnette : l'extrait du film repasse plusieurs fois, et l'acteur sur scène répète la scène en travaillant sur sa décomposition du mouvement : sonnerie de téléphone, sauter sur le tapis blanc, décrocher le téléphone, etc.. Dans cette scène les trois écrans montrent les mêmes images mais avec un décalage plus ou moins important : cela permet au même mouvement de l'actrice du film d'être montré plusieurs fois successivement sans attendre que la séquence boucle, ce qui crée un sentiment de répétition encore plus fort. Après un moment, le comédien se libère enfin de ce schéma répétitif de mouvement millimétré qui semble l'oppresser et commence à décider lui même de ses mouvements en se détachant du film et de toute direction d'acteur : les mouvements qu'il effectue ressemblant fortement à de l'improvisation. On peut voir dans cette scène l'émancipation du comédien, de sa prise de distance par rapport au travail de Fassbinder : il ne s'agit pas de le reproduire à l'identique mais de le dépasser.
Les costumes travaillent également à évoquer l'univers de Fassbinder : les comédiens portent la plupart du temps une veste de cuir, symbole du style Fassbinder. Dans une des scènes reproduites des Larmes amères de Petra von Kant, tous les comédiens sont habillés comme l'actrice de cette scène, avec une robe verte et des bijoux et viennent tous rejouer la scène. A la répétition du mouvement vient donc s'ajouter la répétition de l’esthétique particulière de Fassbinder. On retrouve l'univers du travestissement qui lui est cher : c'est un homme, Laurent Sauvage, vêtu d'une robe qui incarne le personnage de la mère de Fassbinder qui revient à plusieurs reprises dans le spectacle : cela permet un paradoxe amusant entre le personnage d'apparence intolérante de la mère et le travesti qui l'incarne.
Le thème de la provocation est primordial dans le spectacle. Lors de la litanie sur l'Europe où les comédiens reprennent l'anaphore « Je suis... » , les propos racistes ou homophobes tenus par certains des comédiens qui incarnent les Européens sont volontairement provocants mais s'inscrivent dans une volonté de montrer la société telle qu'elle est actuellement, contradictoire et multiple comme le voulait déjà Fassbinder à son époque. On pourrait croire que c'est une limite du spectacle, beaucoup d'élément étant liés à l'actualité : les agressions à Cologne, la politique migratoire d'Angela Merkel, les attentats du 13 Novembre… Mais au contraire cela ancre le spectacle dans la réalité, faisant de la scène un espace militant. Aujourd'hui l'évolution de la société et du théâtre contemporain fait que les mots choquent peut-être plus que la nudité d'un des comédiens à la fin du spectacle, et les nombreuses cigarettes fumées lors des conversations entre Nordey et Sauvage. Mais ces éléments sont tout de même des héritages du travail de Fassbinder sur la provocation.
Le spectacle assume par ailleurs complètement son existence propre : le monologue final est une adresse au public, et les personnages ne sont presque jamais joués de manière naturaliste, du fait de la porosité entre les acteurs et les personnages. Dans une scène Nordey joue son propre rôle de metteur en scène qui proteste contre le fait que ses acteurs réclament toujours un texte écrit. Il remet en cause ici la figure du metteur en scène en tant que « dirigeant autoritaire », et dit préférer que les acteurs écrivent leur propre texte. On peut ici y voir l'extrapolation dans le domaine du théâtre de la conception de la démocratie de Fassbinder qu'il aborde dans les discussions avec sa mère. Le spectacle fait aussi son auto-critique : les comédiens dans leur propre rôle critiquent les choix de mise en scène de Nordey dans une scène qu'ils jugent exagérément prétentieuse.
La musique est également évocatrice de l'imaginaire des films de Fassbinder. Ce sont les comédiens eux-mêmes qui chantent sur scène, notamment un extrait de la bande originale du film Querelle de Fassbinder : « Each man kills the things he loves ». A plusieurs reprises, les personnages dansent le rock sans musique pendant que d'autres parlent : cela accentue l'effet d'action frénétique du spectacle, qui présente très peu de moments de pause, les personnages étant souvent en action en arrière plan. Un des comédiens dans son propre rôle finit par se dénuder sous l'emprise de l'alcool et veut danser avec tous les autres, dans une lumière multicolore. On retrouve ici beaucoup de la personnalité de Fassbinder, travaillant sans cesse mais sujet aux problèmes de drogues.
Falk Richter et Stanislas Nordey ont donc utilisé les matériaux que nous a laissé Fassbinder pour mettre en scène un spectacle qui leur permet d'exprimer toutes les pensées contradictoires qui se croisent en Europe, en même temps qu'exprimer leurs propres idées. Ils nous rappellent que le théâtre est un puissant vecteur d'émotions et d'idéaux, et nous alarment sur le danger de ceux qui voudrait le mettre au service du pouvoir comme le propose l'extrême-droite allemande. Enfin ils nous proposent de ne pas seulement être Charlie, mais aussi Fassbinder, qu'il faut s'appuyer sur les figures de la liberté de création du passé pour aborder la pratique artistique d'aujourd'hui et mieux comprendre le monde qui nous entoure.