Les procès, ça me donne le barreau, aurait déclaré Flaubert à son perroquet le 28 janvier 1857, la veille du procès de Madame Bovary. Le lendemain, l’avocat de la partie civile appelait le perroquet à la barre pour plaider contre son maître, mais le jury ne fut pas dupe. Il expliqua, je cite « qu’il ne pouvait tenir pour probantes les déclarations d’un oiseau ». Gustave Flaubert sut se défendre par une astuce, sur laquelle nous reviendrons, qui valait bien celle du perroquet.


À la fac de droit de Nantes, les élèves, pour s’entraîner, font régulièrement le procès de personnages imaginaires ou historiques. Ce sont des séances publiques. Ainsi, l’année dernière, nous avons pu assister en toute transparence au procès du Père Noël. Je n’y étais pas, paraît que ça a traîné, que ça traîne toujours, qu’il est actuellement en cassation.


L'artiste, comme le père noël, doit être jugé en affranchi, au risque sinon de le soumettre à des lois qui dans son domaine seraient absurdes. En l'absence de lois strictes auxquelles se référer, le procès d'un artiste ne pourra relever du judiciaire (à moins que l’on juge l’homme, pour ses actes dans le réel, mais nous… nous jugeons l'œuvre ici, pas l'homme). Le procès d'un artiste, aussitôt, relève plutôt du délibératif et de l'épidictique. Il sera question de louer ou de blâmer (épidictique) l'œuvre pour orienter l’opinion sur ce que l'art devrait ou ne devrait pas faire (délibératif).


Le procès d’un artiste, et de son œuvre, sera aussitôt bordélique, car soumis à la polémique, à la délibération publique, délibération qui sera polyphonique, et double dans ses critères, à la fois éthiques et esthétiques :
_Que pense-je du « quoi » de l'œuvre ? La délibération sera principalement éthique, politique.
_Que pense-je du « comment » de l'oeuvre ? La délibération sera esthétique.


Je suis comme une truie qui doute, dans son troisième chapitre, fait un réquisitoire contre Flaubert. C’est le roman/essai d’un professeur, Claude Duneton, qui constate un décalage entre ses supports pédagogiques (manuels, textes littéraires…) et le quotidien de ses élèves, d'où l’image de la truie qui doute, entourée de porcelets (les écoliers, la plupart à priori plutôt disposés à téter), qui n'est plus si sûr de la qualité de son lait (le programme). Le professeur se demande en premier exemple s’il est judicieux, dans un manuel d'anglais, de présenter à des enfants pauvres des situations censément banales qui leur sont en fait probablement tout à fait étrangères. L’enfant qui n’a pas de baignoire chez lui et vit entassé avec sa famille dans un cagibi sans fenêtres, ne se retrouvera peut-être pas, par exemple, dans le dilemme du papa londonien qui cherche sa raquette de tennis pour se faire un court en période de Wimbledon, ou de la sœur privée de shopping parce qu’elle a mis de la boue sur son vélo tout neuf, trop distraite qu'elle était par son audition de piano à venir :


L’enfant tire des conclusions inattendues, du genre : pour bien parler anglais, il faut avoir une bonne. Par conséquent c'est pas pour moi. […] ça le frappe pas, lui, la structure grammaticale de l’ouvrage, la progression et le bien-fondé des exercices. On lui donne un livre : ce qu’il voit c’est le contenu, les images. Que le papa, il est bien propre, qu’il jure pas le nom des dieux ! Qu’il file jamais de raclée ! Ni à maman ni à John !... Il fronce juste un peu les sourcils quand il est angry : « John, dit-il, prends bien soin de ton vélo neuf ! » Puis ils vont au concert ensemble, avec flonflons et falbalas… L’enfant des classes laborieuses sent du premier coup ce qui échappe au professeur : qu’ils ne sont pas du même quartier, de la même banlieue, du même monde… Que c’est un père résidentielle ! […] Que [le professeur] leur demande par exemple de décrire leur chambre à coucher : le petit gars va mesurer l’immensité de la tâche ! […] Parce que la chambre en question, entre nous, il doit se l’inventer lui-même le plus souvent. Il doit au moins se la faire propre et coquette pour la circonstance, […] on a sa fierté. Quand on est fils de mal-logé, on déballe pas sa misère en classe, les deux et trois dans un lit de fer qui se démanche la nuit si on se retourne trop brusquement. On n'en cause pas ! - Lorsque Jean-Paul était petit, il couchait dans un placard. Il n’aurait jamais raconté ça !


C’est un essai écrit dans les années 70. La galère avait déjà des modèles, des représentants, parfois capitalistes, parfois punk,
(parait que le punk est mort en 77
https://youtu.be/_HQorbqSliY
que vas-tu faire ?)
qui racontaient ça.
On en a toujours, de plus en plus, certains opportunistes d’autres authentiques, dans des modes où l’éthique résonne parfois avec l’esthétique, dont il n’est pas toujours inintéressant de mener le procès. Je pense à l'autotune (la barette au barreau !) un peu briguant mystificateur arnaqueur de PNL, qui je trouve (je me fais avocat de la défense) se marie bien à leurs histoires de shit au pneu. L'esthétique rejoint l’éthique, comme la suggestion de présentation sur l'emballage des chips au poulet (avec souvent une vraie poule dans un coin, la mystification du visuel, comme un clip de PNL).


Plus loin l'auteur, au 3e chapitre qui s’appelle La soupe aux bourgeois, fais le procès de sa propre culture. Le « cultivé » questionne sa « culture ». Il ne fait pas tant le procès de sa culture littéraire de manière générale, rappelons le contexte de l'essai, que le procès de sa culture dans une logique pédagogique, car le programme scolaire donne à étudier des auteurs qui, selon lui, ne s’adresse pas aux couches sociales auxquelles il enseigne :


C’est que nous croyons à la culture. À une certaine culture… Et la culture c’est quelque chose ! Ça intimide. On n’ose pas la gratter. Elle nous a été donnée, on lui fait des révérences… À force de vous entendre seriner dès l’enfance que tout ce que l’on vous propose est bel et bon, est l’exemple même, la beauté en tenue de gala, vous finissez par y croire. Pendant longtemps, lorsque j'entendais le mot culture, je pensais d'abord à un champ de pomme de terre… […] Et puis naturellement je me rappelais bien vite que c’était pas ça : qu’il s’agissait de la Grande Culture, de l’unique, de la vaste, de la très belle, de la Culture aux grands pieds ! « L’ensemble des connaissances acquises qui permettent à l’esprit de développer son sens critique, son goût, son jugement », comme dit Robert. – Oui mais c’est très orienté tout ça, non ?... Le goût, le jugement… L’ensemble des connaissances acquises peut-être, mais ça dépend tout de même lesquels ! On ne dit jamais de quelqu’un par exemple : « Cet homme est très cultivé, il connaît Marx et Lénine sur le bout du doigt. » Hein ? C’est vrai, ça fait curieux comme remarque. À l’oreille, ça ne passe pas. Pas plus que : « Cultivé ? Vous pensez, il travaille sur les nouveaux ordinateurs machin ! » Ce serait choquant à la limite… Non, un homme cultivé ce n’est pas ça. Il connaît d’abord ses classiques. Non pas pour en faire une critique historique circonstanciée, non, comme ça, pour l’ornement de ses pensées. Racine, il en cite deux ou trois vers. Mallarmé. Il sait reconnaître un Breughel, un Beethoven. Il a lu Proust en entier, Balzac… Bref il est cultivé quoi !
[…]
On dit aussi que la culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Ben oui. Ce qui reste c’est un sentiment, une impression, une manière de voir les choses - une vision. Comme on a oublié d’où elle vient cette vision, elle nous paraît naturelle, la seule qui soit. C’est comme celui qui porte des lunettes de soleil, il oublie ses verres teintés ; ça lui colore l’existence, il cherche pas à en savoir plus long.


Cela revient à se demander si le professeur du 21ème siècle, sur une problématique qui serait par exemple Le chant des hommes, pensera mieux réussir son exercice pédagogique :
_avec Nazim Hikmet :


leurs chants sont plus beaux que les hommes,
plus lourds d'espoir,
plus tristes,
et plus longue est leur vie.
Plus que les hommes j'ai aimé leurs chants
J'ai pu vivre sans les hommes
jamais sans les chants ;
il m'est arrivé d'être infidèle
à ma bien aimée,
jamais au chant que j'ai chanté pour elle ;
jamais non plus les chants ne m'ont trompé.
Quelle que soit leur langue
j'ai toujours compris les chants.
En ce monde,
de tout ce que j'ai pu boire
et manger,
de tous les pays où j'ai voyagé,
de tout ce que j'ai pu voir et entendre,
de tout ce que j'ai pu toucher
et comprendre,
rien, rien
ne m'a rendu jamais aussi heureux
que les chants, les chants des hommes...


_ou avec TTC :


Déconcertante est cette immense attente
Car ces dix ans d'attente se terminent au printemps
Aujourd'hui j'ai 20 ans je ne suis plus un enfant
Profitant de la vie comme jamais auparavant
J'ai quitté ma cabane pour une belle caravane
Confectionné une flûte avec ma sarbacane
Les soucis disparaissent car croissante est l'ivresse
Je domine, m'acoquine toutes les mantes et tigresses.
Dans ma tête un air de saxophone,
Un vieux jazzman qui ne parle à personne,
Les souvenirs se mêlent aux klaxons,
Le visage de cette fille m'empoisonne.
Un peignoir mauve à capuche verte, une belle émeraude dans son regard clair.
Un ciel découvert, une piste et je décolle ou une pelle un cimetière,
et je creuse, je m'enterre.
Que choisir ou attendre mais pourquoi je respire,
pour gravir écraser tous les autres ou bâtir des immeubles et prouver qu’je suis bon
[…]
Parfois j’suis si froid, tu sais.
Pensif et si loin j'admets.
Aimer, tout semble trop court, j'ai peur de tout perdre quand elle pleure de
bonheur...
[…]
Car chaque jour
Les hommes courent après l'amour
Entêtés, tétanisés, dévalisés, à nu
Mais décidés à viser la lune
De miel plus d'une semaine je t'assure
Et que la lumière s'allume
Car l'amour court après les hommes chaque jour.
Entends-tu le chant des hommes qui courent après l'amour?
Ce bruit sourd résonne nuit après nuit, jour après jour.

https://youtu.be/QX6ad_9MwDY


Les deux me direz-vous, mais ce ne serait pas jouer le jeu du procès… il faut choisir, bandes de blobs ! Le publique attend une sentence !


Le premier texte parle du refuge dans l’art, car le reste ne serait rien (ce qui rejoint cette phrase de Flaubert à Georges Sand : « L'homme n’est rien, l'œuvre tout ! »). Le second parle d’ambition, et de ses ravages dans l’amour, bien plus moderne à mon goût, et peut-être plus cathartique pour les jeunes du 20e et 21e siècle.
On trouve entre ces deux poèmes une opposition dans la manière d’aborder la réalité :
_dans le premier cas, un refuge dans le chant, qui s’accompagne d'un rapport dévasté à la réalité,
_dans le second, un chant qui semble davantage poursuivre l’homme, l'homme qui se craint autant qu'il cherche à exister, l'homme qui cherche à s'accomplir dans sa réalité malgré ses défauts.
C’est une forme d’opposition entre la poésie du tragique (du rien, rien), et la poésie de la lutte pour l’existant (tout semble trop court, j'ai peur de tout perdre quand elle pleure de
bonheur...
) que mène l’homme tenté par le mal (pour gravir écraser tous les autres ou bâtir des immeubles et prouver qu’je suis bon).


Nous ne sommes pas ici pour faire le procès de la pertinence pédagogique de Nazim Hikmet ou TTC, qui n'ont rien demandé, ni plus ni moins que Flaubert me direz-vous, mais cette opposition nous amène directement au procès de Flaubert que fait l’auteur de Je suis comme une truie qui doute. Dans ce même chapitre 3, en effet :


Ce qui est sous-jacent au texte de Flaubert c’est que des culs-terreux qui veulent se faire beau ne parviennent qu’à se rendre ridicule. Ridicule pour qui ? Pour les bourgeois qui les observe - lisez : pour « nous », bourgeois qui les observons. La notion de paysan endimanché est une notion relative. Elle n’a un sens que de l’extérieur, d’en haut, de chez les riches. Lorsque mon père mettait ses habits du dimanche, il était content. Il ne se sentait pas du tout endimanché et au sens où les bourgeois l’entendent. Il se trouvait beau. D’ailleurs il l’était ! Et moi aussi ! - J’ai des photos, je vous montrerai…
J’ajouterai que la morale implicite - voulue ou non par Flaubert - d’autant plus insidieuse qu’elle est cachée, se résume ainsi : ils se font beau pour « nous » imiter. Les pauvres diables ! Il ferait mieux de rester à leur place, à leur rang, en blouse des champs ! Et les vaches seront bien gardées. Il s’agissait donc d’une littérature entre gens huppés – [..]. Oh je sens venir l’objection ! Que la littérature n’a pas à tenir compte de... Que l’Art du créateur est au-dessus de, patati… La beauté, patata, une et indivisible… Eh ! Dites !... Eh ! Mon œil !... Je l’ai assez entendu la chanson ! Ça aussi ça fait partie de la vision : la Littérature avec un L grand comme une équerre de charpentier, l’Art immense et sacré, le créateur sorti tout poilu de la cuisse de Jupiter… De Grâce ! N’en jetez plus !... En réalité on écrit toujours pour quelqu’un – serait-ce pour soi-même. […] Monsieur Robbe-Grillet dans un autre genre n’écrit pas ses livres pour tout un chacun mais pour des jeunes gens sérieux dont le but dans l’existence est d’étudier précisément, de déterminer avec exactitude l’art et la technique du Nouveau Roman. - Ils ont le droit ! Foutre ! Assurément !... Mais qu’on ne dise pas que l’écrivain s’adresse à la lune, où il n’y a encore aucun prolétaire heureusement.
[…]
Pour en revenir à mes cérémonies campagnardes, avec l’instruction que j’ai reçue, j’ai appris à la distancier, de lectures en dictées, à passer du côté de Flaubert et de Maupassant... À voir en somme toutes les noces de ma classe sociale par les yeux de bourgeois qui voyageaient, salonnaient, qui nageaient dans des eaux infiniment plus coulantes. Certes ils avaient de quoi me teinter les lunettes. Il faut admettre que c’est drôle la façon dont Flaubert décrit un cortège nuptial, ménétrier en tête « abaissant et levant tour à tour le manche de son violon pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de l’instrument faisant partir de loin les petits oiseaux ». Amusant, oui. Surtout pour des gens qui vont au concert ordinairement ; qui entendent des sons autrement filés, qui écoutent des violons, des vrais, en queue de pie, jouer Beethoven ou Jean-Sébastien ; qui s’enfuirait eux-mêmes, à l’approche de ce branquignole, comme des petits oiseaux !


Il met sous le prisme pédagogique de sa propre modernité (un prisme éthique lié au système scolaire d'une époque, et au contexte social de ses élèves) le choix esthétique de Flaubert de s’inspirer du peuple mais de ne pas parler du peuple, et surtout de ne pas parler pour le peuple.


C'est en réalité un constat que l’on retrouve déjà chez Émile Zola, de manière implicite. Quand Zola dit des frères Goncourt, dans Les romanciers naturalistes : « le livre fait entrer le peuple dans le roman ; pour la première fois, le héros en casquette et l'héroïne en bonnet de linge y sont étudiés par des écrivains d'observation et de style », c’est bien que Flaubert n’avait pas rempli cet objectif avant eux, de faire entrer le peuple dans le roman, et même probablement qu'il ne cherchait pas à le remplir.


Et c'est sur ce préambule que l’on peut vraiment commencer le procès de Flaubert (vous excuserez la longueur et l’ambiguïté de ma plaidoirie, qui cherche pour le coup l’honnête, et se cherche ce faisant entre défense et accusation) : Flaubert est-il le coupable anachronique de son parti pris, sous le prisme de la pédagogie des années 1970 ?


Comprenez bien, comme je le disais au départ, que l’on fait le procès imaginaire de son œuvre, et non de l’homme. On se permet ici d’étudier l'œuvre par deux arbitrages d’imagination qui formeront le marteau et l’enclume de notre polémique :
_l'enclume est pédagogique,
_le marteau est anachronique.


Pour commencer, il est certain, qu’il soit coupable ou non, que la peine ce devra d’être prononcée avec des circonstances atténuantes, car Flaubert ne se donne pas la prétention de penser le réel, mais davantage, on le sait, de décrire le vide. Quand il écrit à George Sand : « Je tâche de bien penser pour bien écrire. Mais c’est bien d’écrire qui est mon but, je ne le cache pas », c'est bien écrire qui compte au final, pour lui, et non bien penser. La pensée est un prétexte. Juger Flaubert pour son inexactitude sociale, revient à être injuste… injuste, oui, mais laissez-moi me justifier.


Car un parti pris, disons un biais pour faire court, quoiqu'il vise à priori, est soumis à posteriori à la loi des procès imaginaire, à la délibération publique. La délibération sera double, ici, à la fois éthique et esthétique :
_Qu'est-ce-que je (moi, toi, vous, nous) pense du « quoi » du biais de Flaubert ? La délibération sera principalement éthique, politique.
_Qu’est-ce que je pense du « comment » du biais de Flaubert ? La délibération sera esthétique.
Son choix à lui est de privilégier l'esthétique à l'éthique, de garder le peuple à l'extérieur du roman, peut-être même de laisser la réalité à l’extérieur, de s'intéresser davantage au rien. Il fait un roman du regard ironique sur le peuple, extrêmement biaisé, et non un roman vrai sur le peuple.


Il serait malhonnête de nier, accrochez-vous, l’intérêt pédagogique de la portée métaphysique de son choix esthétique. Il y a quelque chose d'éternel dans l'ironie, surtout tragique, qui dépasse les époques et les mœurs (de province, de banlieue, ou autres…), qui dépasse la réalité frontale. Tout meurt un jour, ce que l'on sait, ce que l'on veut, tout meurt, je vous dis, et il est ironique de le savoir sans le vouloir, et de faire avec sans pouvoir rien y faire. C’est une vérité qui ne laisse aucune place à la vérité… il faut donc à tout prix jouer sur le style, pour enseigner le tragique, et le rapport de l’homme au tragique. Parce que peut-être que le style, n'est ni plus ni moins que la manifestation du rapport de l’homme au tragique, de son rapport à l’impossible, c’est la beauté comme promesse du bonheur de Baudelaire : si le bonheur est impossible, le beau console... Flaubert c'est avant tout un parti pris esthétique, au sens impertinent du beau, c'est-à-dire le beau héroï-comique du rien, qui automatiquement fait rire, nerveusement parfois.


D'un point de vue éthique, cela dit, on peut se demander à qui parle ce problème du rien, et s’il ne parle pas davantage à ceux qui ont suffisamment pour pouvoir philosopher sur le rien, ou sur la vanité, ou sur l'ironie du réel, concepts auxquels le confort minimum nous confronte aussitôt, en idée. Celui qui a déjà rien dans son assiette, sans italiques, qui doit lutter pour ne pas vivre le rien dans sa chair, sera-t-il touché par le rien métaphysique, l'angoisse du bien-logé ? Il fut toujours complexe d’écrire pour le peuple. Les frères Goncourt eux-mêmes, avec Germinie Lacerteux leur grand roman naturaliste, durent essuyer des critiques multiples, dans leur ambition d'écrire un roman vrai « qui vient de la rue », dixit leur préface de la première édition. Ils ont voulu faire un roman des « basses classes », de « ce monde sous un monde, le peuple, qui devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir ». Flaubert se sera peut-être senti concerné par ce manquement au peuple (tout en s'en cognant peut-être aussi), malgré ses quelques postures de naturaliste… disons qu’il se documentait, qu'il incluait des détails de réalité très précis dans ses romans… Mais « l'effet de réel » n'est pas suffisant, Flaubert n'a pas poussé au point de se mettre en quête du vrai, le ton employé ne fait aucun doute : Flaubert nous plonge dans la fiction du style ironique, comme Balzac n’use du peuple que comme d’un accessoire, comme Eugene Sue le mélodramatise… chacun son crime. Les frères Goncourt écriront le 22 mai 1865 : « maintenant il n'y a plus dans notre vie qu'un grand intérêt : l'émotion de l'étude sur le vrai. Sans cela l'ennui et le vide. » Flaubert, délibérément, a choisi de sublimer l'ennui et le vide, or l'ennui est un luxe. Pour les frères Goncourt, il s'est agit de prendre pour sujet un individu vulgaire de corps et d'esprit (en l’occurrence, dans Geminie Lacerteux, de s’intéresser de près à leur bonne, morte de maladie, qui menait une double vie de misère sociale inavouable), et d'appliquer à son cas une méthode précise et scientifique, de reconstituer son milieu par l'accumulation de petits faits, de petits détails, de petits objets, qui constituent de manière lacunaire son existence. Les frères Goncourt disent du roman dans leur préface qu’il est temps « qu’il commence à être la grande forme sérieuse, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devienne, par l’analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine ; aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises ». Un certain Alidor Delzant dira du naturalisme qu'il s'agit de « pénétrer hardiment » dans l'existence d'un sujet. C'est en effet considérer le réel sous le jour des maigres certitudes que l'on en a, et accepter de se tenir dans ce maigre espace, c'est une forme d'enthousiasme radicalement bridée… C'est un tour de force, à priori plus scientifique que littéraire, dont les frères Goncourt eux-mêmes disent dans leur préface que « l’étude qui suit est la clinique de l’amour ». Car toute l’ambiguïté des frères Goncourt est là, d’être poussé par un fort sentiment fraternel malgré la posture médicale ; ils disent dans leur préface vouloir montrer « la souffrance humaine, présente et tout vive, qui apprend la charité ; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce large et vaste nom : Humanité. » Mais voyez comme, même à ce point, l’auteur de Je suis comme une truie qui doute pourrait trouver à redire. Car, si le roman des Goncourt écrit davantage le peuple que Flaubert, il n’écrit pas davantage pour le peuple ; en témoigne un critique de l’époque Gustave Merlet qui chercha à condamner le style du roman, pour lui contester toutes vertues utilitaires et thérapeutiques… vertus que le roman des Goncourt ne revendique pas ! Les Goncourt cherchent à montrer la souffrance, pas forcément à la soigner (dans une posture qui rejoint celle du réalisateur Fassbinder : « ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire »). Et quand bien même… Quelles que soient les ambitions, Flaubert et les frères Goncourt ont tous les trois écrient des œuvres littéraires, qui chacune à leur manière nous plongent dans la fiction du style, n'en deplaise aux Goncourt (voir ma critique de Germinie pour plus de détails à ce sujet)… et toutes les couches de la société auront toujours raison de ne pas y voir un portrait craché.


Alors réconcilions ces quatre-là, Flaubert, les Goncourt et Claude Duneton. À chacun son émotion : aux Goncourt l'émotion qui germe de l'ambition du vrai, à Flaubert l'émotion de l'ironie et du vide, à Duneton l'émotion de l'entre deux, de la réalité de la pédagogie. Tous coupables ! Avec circonstances atténuantes…


Coupables aussi de savoir nous prendre à revers, c’est le talent de l’écrivain. À Claude Duneton de savoir développer lui aussi un style de haute volée, pas loin de celui de Céline, et de nous donner envie, en nous en parlant ainsi, de relire Flaubert, quelle que sera votre sentence à l'encontre de celui-ci, mesdames et messieurs les jurés. Soyez indulgents ! Il n’a pas fini de sévir mais ne pensait pas à mal, je vous assure… Aux frères Goncourt, tout de même, de nous retourner le cerveau avec cette pointe d'esprit : « Qu'est-ce que la vie ? L'usufruit d'une agrégation de molécules » (journal du 22 août 1862), pointe porteuse de la vie sortie des gonds du naturalisme, porteuse de l’ironie tragique, de l'ironie du presque rien et de l'impossible. À Flaubert, enfin, d’écrire les dernières lignes de sa vie, les dernières lignes d’Hérodias, sa dernière œuvre, trois hommes portent alternativement la tête décapitée de Jean, dit Iaokanann, l’annonciateur de la rédemption : « Et tous les trois, ayant pris la tête de Iokanann, s’en allèrent du côté de la Galilée. Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement. »

Vernon79
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le 16 juin 2019

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