"Jesus Man": misères du désir selon Christos Tsiolkas
Avant « La gifle »
C’est avec « La gifle » que Christos Tsiolkas s’est fait connaître du grand public. Succès critique et public, cette satire sociale a donné lieu à une adaptation en série (australienne). Les américains, grands chefs dans ce domaine seraient d’ailleurs sur les rangs pour présenter leur propre adaptation (comprenez bien, traduire de l’australien en anglais aurait été beaucoup trop complexe).
Tsiolkas n’en était cependant pas à son coup d’essai. En 1999, il proposait un autre regard très acerbe sur la société australienne avec son troisième roman, « Jesus Man ».
Le dégoût de soi
A travers ce livre suintant de noirceur, on suit Tommy, vilain canard d’une famille aux origines italiennes et grecques. Pour résumer, Tommy c’est un gros cul qui aime les films pornos et les petits gateaux. C’est Ignatius J. Reilly, le burlesque en moins. Le pathétique en trop.
L’auteur laisse entrevoir toute la détestation que son enveloppe charnelle lui évoque :
« Son gros bide, bourrelets flasques, chair obscène. »
Un dégoût également palpable chez ses proches.
Malgré son physique disgracieux, il est en couple avec une jeune femme aux origines chinoises très traditionnelles. Pleine d’empathie, elle goûte difficilement la violence verbale dans laquelle Tommy a du évoluer au sein d’une famille qui ne le ménage nullement.
Mais le cocon familial dans lequel a évolué ce protagoniste est à l’image du monde qui l’entoure dans lequel violence et sexe gravitent autour d’un même axe : celui de la consommation.
Un homme perdu dans un monde en perdition
Dans ce monde qui se délite et se noie dans la dégénérescence, la perversion et la précarité, Tommy essaie tant bien que mal de surnager.
S’y repérer semble impossible. Sa chaire misérable et ses ressentiments le situent au carrefour de la frustration sexuelle et de la rancœur familiale.
Sa déroute investit également le domaine professionnel:
« L’échec avait l’odeur de la sueur, quoique pas celle, euphorique, de l’effort physique. Rien d’érotique ici. Cette odeur-là rappelait la pourriture, les miasmes. Penché devant la glace, Tommy s’examina de près. Les joues grasses, l’esquisse d’un double menton.[…] La laideur se mêlait au remugle de l’échec. »
De viles pulsions
Dégoût et rejet vont dans les deux sens. Tommy répugne, il ne fait rêver personne. Mais le regard qu’il pose sur ce qui l’entoure ne l’émerveille pas non plus. Ses plus bas instincts font émerger en lui une forme de brutalité primale. On y entrevoit la violence de ce qu’il imagine. Quand une femme lui demande s’il a besoin de quelque chose, il pense :
« Ouais, écarte les cuisses sur le bureau, salope frigide, tu veux que je te bourre comme la sale pute que t’es ? », mais reste stoïque. Ni enfant de cœur, ni démon, Tommy n’est qu’un monstre d’autodénigrement :
« Il venait de voir dans un miroir l’image écœurante de lui-même. »
Le porno comme addiction
Et dans ce mépris généralisé, la morosité ambiante et la précarité de la chaire, son visionnage compulsif, répétitif de films porno l’enfoncent un peu plus à chaque fois qu’il se perd dans la masturbation impérieuse :
« Il s’adonnait toujours à la pornographie. Cependant il avait placé l’icône de la Vierge sur la télévision, pour être vu de la Madone et de l’Enfant chaque fois qu’il se masturbait devant les images révoltantes. Le plaisir en était désormais absent, c’était simplement devenu un besoin, un réflexe, comme la respiration. Il en avait horreur, horreur. Tommy détestait ces créatures qui exhibaient leur corps. Mais impossible de résister. Chaque matin, chaque après-midi, chaque soir, il se vidait, s’acharnait sur sa queue molle. L’aigreur était partout. »
Lointain souvenir de la chair
Difficile de concilier la faiblesse de la chair avec la foi. A l’instar de « Lointain souvenir de la peau » de Russell Banks, le protagoniste est ici en proie à un conflit intime. Ainsi la religion exsude dans la culpabilité de Tommy :
« Il n’y avait personne, pourtant il était sûr qu’on le regardait. Dieu, diable ou corbeau, qu’importe. Il n’était plus seul ; son propre appartement était maintenant pollué et dangereux. »
La misère du désir, Luigi la connaît également. Cet autre membre de la famille Stefano goûte aux mêmes difficultés libidinales et éthiques. Son homosexualité lui pose problème. Cette « anormalité » se pose comme un frein à son épanouissement. Mais Luigi aspire à quelque chose de supérieur au sexe. Quelque chose qui dépasse son enveloppe charnelle, quelque chose de plus grand, mais intangible.
« L’homosexualité est une maladie. Voilà ce que j’écris. Il faut dire la vérité, faute de quoi j’ajouterais ma voix à tous les faux fuyants, tous les mensonges patents. Sans doute qu’être hétéro est maladif aussi. Etre noir, c’est une maladie ; être blanc c’est une maladie : nous ne faisons que remplir nos attributions. […] Quand je parle de maladie pour l’homosexualité, je veux dire que c’est pour moi une expérience solitaire.[…] J’ai honte d’affirmer que ce que je veux, c’est aimer. »
La quête de chacun, probablement.
Dur mais important
Difficile de rester de marbre face à un roman de ce calibre. D’une noirceur insondable, Tsiolkas puise dans les questionnements qui résident en chacun de nous. C’est sans doute là la force de ce roman qui malgré sa dureté, saisit les grandes religions de la société contemporaine (désir, consommation…) pour en exacerber les vices et les dégâts.
Alors je sais, les romans durs (inceste, viol, shoah, guerre, racisme, etc…) pullulent en librairie ad nauseam, mais il serait dommage d’ignorer ce livre qui sonde à merveille la façon dont un homme peut finir broyé dans son manichéisme.