Livre en fragments, en forme de variations autour du devenir de gagnants du Loto, le onzième livre de Philippe Adam, paru en 2011 aux éditions Verticales apparaîtra comme un paradoxe à tous ceux qui ont un jour joué et rêvé d’une vie oisive ou différente. Avec l’humour grinçant dont Philippe Adam est coutumier, ce rêve d’un jour s’évanouit rapidement pour les gagnants de «Jours de chance», pas si chanceux que ça.
«Le 18 juillet, mon compte a été crédité, je me suis levé, je suis allé à la banque et j’ai su que je n’aurais plus jamais de problèmes d’argent, il faisait chaud, les gens rêvaient de partir en vacances et moi j’étais millionnaire.»
Au départ les nouveaux millionnaires ne savent pas quoi faire de leur nouvelle fortune, encore encombrés de leurs désirs modestes. Ensuite, la situation empire : éloignement et aigreur des proches, revanches et désillusions, désœuvrement, solitude et déprime profonde. Au travers de dizaines d’épisodes doux-amers, ces nouveaux riches finissent par ressembler à des laissés-pour-compte, qui peinent à s’habituer à leur nouveau statut.
«Si mes collègues avaient su qu’en dépit des exercices qu’à chaque rentrée des classes nous donnions à nos élèves pour les initier au calcul des probabilités, le vendredi 30 septembre, sachant que j’avais une chance sur 19 millions d’avoir tous les bons numéros, une chance sur 55 491 d’en avoir cinq, une chance sur 22 197 d’en avoir 4, une chance sur 61 d’en avoir 3, et de très fortes chances de n’en avoir aucun, s’ils avaient su qu’en dépit de ces calculs j’avais joué, ils se seraient arraché les cheveux. Ayant gagné, j’avais honte. J’étais tourmenté. Je refaisais les comptes qui me donnaient à chaque fois perdant. Et puisque j’étais parvenu à trouver les six bons numéros en dépit de mes calculs, j’en venais à me prendre pour une sorte d’élu, un miraculé, presque un prophète. En cours, je me lançais dans des discours bizarres, je traçais des symboles dans le vide, parlais du mystérieux pouvoir magnétique des chiffres et, même si j’avais de toutes façons l’intention de quitter l’Education nationale, j’en ai été renvoyé avant. On m’a mis à la porte de ma propre classe. Un professeur de mathématiques ne devrait jamais jouer.»
Toujours décalés, ils ne peuvent se détacher de leur vie d’avant ; celui-ci continue à promener son chien, cette femme humiliée par ses employeurs finit par racheter leur entreprise, cet ancien chauffeur continue au volant d’un bus à conduire les gens où ils le souhaitent, mais à titre gratuit. Et il y a le triste portrait de cet alcoolique broyé par le paradoxe : quitté par sa femme le jour où il devient millionnaire, il consacre son argent à tenter, vainement, de maintenir son emprise sur elle.
Ces nouveaux riches des bars-tabac, qui ont touché par hasard des dizaines ou des centaines de millions ne feront jamais vraiment partie des « véritables » riches. L’optimisme, à quelques rares exceptions, déserte rapidement le livre, utilisant cette figure du gagnant pour brosser des portraits rendus outranciers par l’excès d’argent, et pour entamer l’illusion d’une richesse forcément heureuse et d’un projet de vie uniquement fondé sur l’argent.
Questionnant en filigrane les rêves contemporains, l’agencement de ces destins entremêlés, brossés en quelques lignes ou filés sur l’ensemble du livre, évoque, avec sa tonalité tragicomique et son sens de la chute les récits fragmentaires d’Yves Pagès (et notamment «Souviens-moi» paru en 2014 aux éditions de l’Olivier), l'humour des «Crimes exemplaires» de Max Aub, et les faits divers imaginés par Félix Fénéon dans ses «Nouvelles en trois lignes».
Était-ce vraiment leur jour de chance ?
Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/06/08/note-de-lecture-jours-de-chance-philippe-adam/