Sur la couverture du livre, la photo d'une femme que l'on devine espiègle, ses cheveux roux sont en bataille, ses yeux sont pétillants. Elle perd peu à peu la vue, mais elle a toujours la même verve. Elle vient de fêter ses quatre-vingt-dix ans, elle fume de temps en temps un pétard, elle se fout de son âge. Une valise oubliée, remplie de lettres, de photos, de souvenirs, l'occasion d'évoquer les maris, les amants, les amies.
« Ces amitiés et ses amours que nous tissions sans formalités, et qui nous donnaient le sentiment même fugace de notre liberté. »
Marcelline Loridan-Ivens a été déportée à 16 ans à Auschwitz-Birkenau, à 17 ans elle sort d'un monde qui lui a retiré son nom, sa personne, son corps. Dans ce témoignage émouvant, elle évoque librement l'amour après les camps.
« Jamais, avant le camp, je ne m'étais déshabillée devant quelqu'un, jamais je n'avais vu le corps de femmes nues, ni celui de ma mère, ni celui de mes soeurs. J'ai découvert le mien en même temps que je l'ai su condamné. J'en ai fait une quantité négligeable. Secondaire. Il fallait juste qu'il tienne, qu'il soit sec et solide. J'ai tout vu de la mort, sans rien connaître de l'amour. »
L'amour est pour elle une contrée inconnue, elle est un très jeune bourgeon que la guerre a gelé sur pied. Et pour très longtemps. Faire l'amour était devenu une façon claire d'affirmer son autonomie, sa liberté. Elle vit des histoires en sachant qu'elle n'ira pas au bout. Elle fait l'amour sans rien ressentir. Elle n'a pas grand-chose à donner, et elle ne sait pas le donner, elle n'aime pas qu'on la touche, elle n'aime pas se déshabiller.
« J'avais un comportement décousu sans doute, mais sans en avoir conscience. Je me cherchais dans les regards et je ne voulais pas y voir mon âme perdue. Qu'est-ce qu'une âme perdue ? C'en est une qui tâtonne dans la nuit, sur les routes du souvenir. Il faut agir follement pour ne pas la laisser voir. »
La fin des années 50, les nuits de Saint-Germain des prés, à traîner au café et à discuter jusqu'au lever du soleil. Un besoin immense de communiquer avec ses semblables, le besoin aussi qu'on la remarque, qu'on l'entoure, qu'on l'accepte. Elle sera de tous les combats des femmes, la révolution sexuelle, le féminisme.
« Il n'y eut, après les camps, plus aucun donneur d'ordres dans ma vie. »
Elle nous parle de ses deux tentatives de suicide, de Simone Weil sa compagne de détention, de leur difficulté de raconter ce qu'elles ont vécu, elles ne savent pas l'exprimer. L'évocation aussi de Joris son grand amour, avec lui tout s'est mis en place naturellement, la jeune femme et la survivante des camps ne firent enfin plus qu'une seule.
J'ai beaucoup aimé ce récit intime et puissant d'une femme en quête permanente d'amour, une femme anticonformiste tout en séduction. Tous ses souvenirs sont écrits avec une langue alerte comme elle. Parmi les nombreux livres que j'ai eu l'occasion de lire sur les camps de concentration, c'est la première fois que je vois aborder ce thème de comment se réapproprier son corps après avoir subi l'horreur des camps. le récit bouleversant, sincère, sans aucun artifice d'une femme libre, parfois provocatrice qui se moque bien du regard des autres et qui semble d'une éternelle jeunesse.