Petit bijou...
Difficile pour moi d'être objective : Serge Joncour est un auteur que j'apprécie énormément, dont le récit précédent ("L'amour sans le faire") m'avait bouleversée. Je retrouve ici tout le talent de...
le 7 avr. 2015
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Il y a du vécu et ça se sent. Serge Joncour a dû réellement être invité dans une petite ville de Province pour signer des autographes, se montrer dans des cocktails qui permettent au maire de redorer son blason, animer des ateliers d'écriture (avec des illettrés ? vraiment ?), publier une nouvelle dans le journal du coin. Subir les interviews orientées des pigistes puis leur retranscription approximative. Se confronter à toute la palette de réactions de la population locale, de l'agressivité à l'admiration en passant par la méfiance. Quant à l'écrivain décrit ici, il ne révolutionnera pas l'idée qu'on peut s'en faire : névrosé, solitaire, à tendance alcoolique, un brin méprisant envers le bouseux. Mais aussi observateur, touché par l'expérience humaine qu'il lui est donné de vivre.
Joncour aurait pu se limiter à cette description plutôt réussie de cette société provinciale tout émoustillée par l'accueil d'une star de la plume. Les protagonistes sont bien troussés : le couple de libraires impliqué, généreux, mais qui finit par l'avoir mauvaise face à la tournure des événements ; l'aubergiste maternante et d’une insatiable curiosité ; les inquiétants chasseurs-bûcherons qui embarquent notre homme pour une virée en forêt ; le maire obsédé par son image. De quoi, en soi déjà, faire un roman.
Serge Joncour a voulu y mêler une intrigue policière, une histoire d'amour et une dimension politique liée à l'écologie. Et là, c'est un peu moins bien. L'intrigue policière ? Un certain Commodore, personnage excentrique connu de tous, a disparu et l'on soupçonne Aurélik, un jeune à qui il louait un pan de sa ferme, d’en être l'auteur, en raison d'une importante liasse de billets trouvée chez lui. Le voilà emprisonné mais Dora, sa compagne, est restée à la ferme. C'est là que se greffe l'histoire d'amour car notre écrivain va tomber sous le charme de la donzelle. Une romance que Joncour peine à faire exister : si l'on peut comprendre la fascination que peut créer un visage sur un cliché, on admet moins aisément que la jeune beauté tombe dans les bras de l'écrivain. Et elle le mène vraiment trop à la baguette, lui ordonnant tout un tas de trucs sans explication.
Qu'importe, c'est l'occasion pour notre auteur quadra de coucher sur le papier une relation amoureuse avec une jeunette. On ne compte plus les romanciers mâles d'aujourd'hui qui utilisent la littérature pour exprimer leurs fantasmes ou trouver un remède à leurs frustrations. Les scènes de sexe sont le plus souvent très convenues et cet exemple-là n'échappe pas au constat. Page 338, puisqu'il faut quand même plus de 300 pages pour y arriver :
(...) ce n'est pas moi qu'elle voyait, mais l'effet du vertige fou de son corps plaqué contre le mien, ses mains piégées cherchaient la chair, on était trop soudés, on n'arrivait même pas à se disjoindre pour nous délivrer de nos vêtements, nous libérer de nos jeans, et c'est là dans l'élan de notre mince passé [ça c'est bien] que la brutalité me déborda et que je me soulevai d'elle pour tout déboutonner à l'arrache, j'entrai en elle avec la rage d'une peur dont depuis six jours elle m'électrisait, (...) je la pénétrai dans la colère exaspérée de ne pas pouvoir nous tuer [?], là tous les deux, immédiatement, dans le même mouvement, on se faisait mal à se prendre si fort, elle me mordait l'épaule comme un chien qui ne lâchera pas (...)
Etc. Le cinéma, quoi. Au moins ici Joncour nous épargne-t-il la fellation à laquelle un Olivier Adam ou un Houellebecq sont généralement incapables de résister. Dont acte.
Côté intrigue policière, comme attendu, l'assassin ne sera pas le jeune Aurélik, qui se contentait de petits trafics de drogue.
Quant à la dimension politique, il s'agit d'une classique confrontation entre activistes écologistes, qui n'ont en tête que l'environnement, et population locale, qui ne considère que le développement économique. On s'oppose ici à propos d'un projet de scierie géante. Comme dans le film As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, l'autochtone tolère mal l'étranger qui n'a ni ses moeurs ni ses idées. L'écrivain national va se trouver en position de réceptacle de ces tensions. De façon parfois outrée : en bras armé du ressentiment général, le gendarme m'a, par exemple, semblé un peu trop caricatural dans son agressivité.
Quant au style, il est fluide et agréable mais n'a guère de personnalité. Quelques belles choses tout de même, glanées çà et là. Page 12, une description de ce que peut produire l'éclatement d'un couple :
Derrière ma permanente envie de bouger il y avait aussi que je vivais seul depuis deux ans et que je ne le supportais pas. Avec Helena on avait mis cinq ans à se quitter, cinq ans à se défaire. (...) Après dix ans de vie commune, dix ans d'une vie dont il ne restait rien, ni famille ni enfant, on s'était séparé, mon deux-pièces résonnait depuis d'un vide atroce, je vivais chez moi comme chez deux absentés [belle trouvaille] (...). Depuis deux ans sa trace hantait douloureusement l'espace, mais déménager je ne le voulais pas. Alors je bougeais le plus possible, je partais de chez moi comme s'il y avait quelqu'un à fuir [bien aussi, ça], tout en sachant d'avance qu'au retour son ombre et la mienne seraient là à m'attendre... [bien encore]
Page 40, lors du cocktail, l'ivresse s'empare de l'écrivain :
Tout en l'écoutant, elle et les autres, tous ces autres qui un par un venaient nous glisser un mot, mine de rien j'enchaînais les coupes et trinquais à tour de bras, d'autant qu'il y avait du chablis et qu'on me resservait sans cesse, me proposant chaque fois le verre de l'amitié, je flottais dans un présent idéal, l'alcool s'ajoutant à la sournoise ivresse de l'orgueil, je sentais que dans ce petit monde la lucidité m'échappait comme un savon au fond d'une baignoire, ils avaient tous quelque chose à me dire.
Page 175, une lectrice exigeante met le narrateur très mal à l'aise :
Le pire, c'était ce ton, elle fouillait dans ses notes avec le détachement d'un médecin qui déchiffre des analyses de sang calamiteuses, là, debout, elle nous livrait le bilan de sa lecture avec le dédain d'un examinateur sur le point de me refuser le permis, c'était glaçant. Mon style aussi la gênait. Fait de phrases trop courtes. Beaucoup trop. [On appréciera ici la mise en abyme : pour évoquer cette caractéristique de son héros, il utilise deux phrases courtes, avant de recourir à une longue pour décrire ce qu'aime, au contraire, la lectrice acrimonieuse.] Elle aimait se perdre dans les méandres d'une phrase longue, quitte à devoir revenir au début pour bien juger des détours et intimement s'imprégner du verbe, chaque nouvelle ligne devenant le petit précipice du haut duquel on pouvait oublier le sens même de ce qu'on était en train de lire, là était son plaisir, dans ce minuscule vertige, cette peur infime que tout s'effondre au point de devoir tenir la phrase comme une longue inspiration. Mais le pire, c'était que mon personnage la mettait mal à l'aise, un manipulateur antipathique et cynique, pas suffisamment aimable pour qu'on puisse aimer le livre [bof], ou le personnage, je ne savais plus [mise en abyme à présent du héros lui-même, qui répond à la précédente]. Puis elle continua sur la moralité douteuse de ce Boris, le suspectant de malveillance, mais c'était tout de même le projet de mon livre, faire le portrait d'un type un peu limite, un personnage trouble qui embrouille les autres, et là devant moi elle en faisait le procès comme si c'était moi l'accusé.
Trois niveaux donc, qui s'imbriquent : l'écrivain, le narrateur (qui tous deux se nomment Serge) et Boris, le personnage du roman du narrateur. Tout cela est bien agencé. Page suivante, Joncour enfonce le clou avec ce dialogue :
- Ce personnage, c'est un peu vous oui ou non, vous êtes comme lui... Ou alors c'est le contraire, c'est vous qui êtes attiré par les marginaux, un peu comme les autres, là-bas...
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Vous le savez très bien.
Page 182, une description inspirée de la sensation angoissante propre aux lieux où l'on se sent observé en permanence :
J'en vins à me sentir épié par tous ces volets aux bouches cousues [joli], le soir dans cette ville tout écoutait, tout se savait, j'avais la sensation qu'on me regardait faire et qu'on lisait dans mes pensées.
Par moments, Joncour se veut philosophe. C'est parfois un peu pauvre ("Il ne suffit pas de dire vrai pour que le livre soit sincère"), parfois inspiré, comme ici page 189 :
Vivre, c'est accepter de perdre, quitte à en être gorgé de remords, quitte à regretter. Trop souvent j'en suis resté là, à ne pas oser, par manque d'initiative et d'audace. J'ai en moi tout un ballet d'occasions ratées, d'amour non franchies, de sourires jamais atteints. A croire que mon destin m'a été volé par un être qui a pris ma place, un usurpateur qui a revêtu mes traits et mes contours, un importun qui aura substitué la peur au courage, l'indolence à la détermination, un être qui au total aura fait de moi l'habitant d'un corps en faux-semblant, un corps jamais plus grand que son ombre.
Bien des lecteurs pourront s'y reconnaître. Et on saisit très bien en quoi la littérature peut compenser cette sensation d'occasions ratées. Mise en abyme toujours.
Enfin, pour conclure ce florilège, la belle évocation des pauvres livres meurtris de ne s'être pas vendus, page 354 :
Au beau milieu du magasin il y avait un tas de cartons posés au sol, par curiosité j'y jetai un oeil, il y avait là-dedans des livres perplexes, attendant qu'on les renferme pour les expédier. On aurait dit un fourgon de blessés devant un hôpital de pays en guerre, ça me foutait les jetons de voir ça, j'y aperçus cinq de mes livres, (...) ils faisaient mal au milieu de ce bataillon de vaincus, surtout que je les découvrais là par hasard.
(On notera, de manière générale, la qualité de la ponctuation, sujet qui a fortement tendance à pécher dans la littérature contemporaine.)
Ces quelques extraits montrent assez bien la teneur de l'écriture : assez peu travaillée, on n'est pas chez Pierre Michon ou chez Maylis de Kerangal, mais où émergent régulièrement de belles formules. De quoi générer un moment agréable de lecture, sans pour autant féconder durablement le lecteur. Typiquement un 7.
Créée
le 26 juil. 2023
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