Je vois d'ici l'innocente créature qui rougit en lisant mes propos éhontés et atrocement crus.
Et pourtant, il faut dire les mots ! Ne pas faire comme ce tendre Crébillon, qui sous des formulations d'une exquise délicatesse, qui sous-entendent merveilleusement et avec une ruse mal dissimulée, désigne les pires insanités !

Car sous ce titre incongru voire soporifique se cache la pire des réalités. Oui, il est temps de rougir, cette fois ! [Notez le ton dramatique de l'auteur, qui ne se sent plus aujourd'hui.] Car l'écumoire, bien qu'elle soit réellement une écumoire et en or qui plus est, va s'avérer être dans notre histoire un objet maléfique et surtout affreusement sexuel. Oui, c'est bien ce que vous pensez - non attendez, c'est même pire. Mais je ne vous gâcherai point le plaisir de savourer cet étrange conte.
Conte, oui, c'est le cas - on y trouve un petit écho voltairien, le mot de "conte philosophique" m'est venu plusieurs fois mais... Il ne fonctionne pas, car comme le souligne avec une grande subtilité mon titre, L'Ecumoire, c'est avant tout un conte à caractère sexuel.

Bien sûr, il n'y a pas que ça - mais c'est, dirons-nous, le coeur du problème, le ressort de l'histoire, que dis-je, le prétexte des aventures de nos deux héros, Tanzaï et Néadarné. Ces deux jeunes gens ont tout ce qu'il faut pour faire un conte de fées des plus classiques : un prince et une princesse qui s'aiment d'amour, qui sont beaux, aimés de tous, en un mot, de parfaits personnages de Disney... Mais c'est sans compter sur la malice et le projet de Crébillon fils.
Ici, ce grand écrivain oublié cherche à se moquer du roman, en le contrant et le déformant, mais sans la lourdeur d'un Furetière par exemple. Par de discrètes mais incisives phrases, Crébillon taille en pièces, fait le procès de grosses ficelles trop belles pour être crédibles (Marivaux est visé tout particulièrement, et malgré tout mon amour pour ce dernier je dois admettre que Crébillon n'a pas tort, même si la crédibilité est parfois le dernier souci, et il l'assume, de Marivaux), et s'acharne à détruire et déconstruire les belles galanteries de l'époque, en dénonçant, dans un autre genre que ses merveilleux Egarements du coeur et de l'esprit, l'hypocrisie des moeurs, entre autres.
L'ensemble est tout à fait fantaisiste, nous évoluons dans un univers imaginaire régi par des fées malignes aux noms improbables, mais malgré cette légèreté apparente, lorsque l'on rit, c'est d'un rire noir. Car point finalement de légèreté, le ton est plutôt âcre, comme si Crébillon prenait plaisir à discréditer son travail cyniquement. On sent une nette évolution au fur et à mesure de l'oeuvre : si l'on est d'abord déboussolé et amusé par les événements burlesques et fortement connotés qui se succèdent à grande vitesse au début, le rythme ralentit ensuite insensiblement pour se concentrer sur l'amour (ou plutôt ses vicissitudes et ses failles), la rhétorique courtoise et tout ce que ça implique, avec force commentaires critiques de l'auteur lui-même sur ce qu'il raconte.

Ca se savoure, on déguste la chute des protagonistes avec le péché qui est à la fois salvateur et bien évidemment répréhensible (dans le livre), le Couple est désacralisé, c'est plaisant. Le tout traîne toutefois un peu, et ce n'est pas parce que Crébillon en est conscient que l'on doit s'en satisfaire ; comme le dit le vieux dicton (Dieu que je hais les dictons), "Faute avouée à demi pardonnée". Alors chéri, je te semi-pardonne de faire le vieux grigou qui se critique pour mieux se complaire dans ses travers, et je ne mets que 7 à ton roman.
Ajoutons que c'est très bien écrit, original même s'il y a un happy end qui ne surprendra personne (ça reste un conte), plein d'une agréable ironie, mais ça reste quelque chose qui n'est pas transcendant. Ca fait bien dans les conversations mondaines pour plein de raisons très solides, et c'est typiquement le genre de livres qui me plaît, pour cette audace que l'on peut saluer au XVIIIe, mais ça reste de l'ordre de l'anecdote, du petit plaisir solitaire de littéraire qui jamais, au grand jamais, ne pourra étudier ça avec ses élèves quand elle sera prof de français. Pour le registre, mais aussi car L'Ecumoire est à prendre d'abord comme une fantaisie d'écrivain entre deux incontournables.
Eggdoll

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