Ami lecteur, tu ne connais sans doute pas l’auteur argentin Guillermo Saccomanno, sache que jusqu’à présent moi non plus et que c’était là, pour certains, une grave faute de goût. Je me suis donc empressé de réparer cette erreur en dénichant L’employé (éditions Asphalte) qui jusqu’à preuve du contraire (mais je peux me tromper) est le second livre traduit en français de cet auteur multi-primé et hautement reconnu pour ses talents d’écrivain et de scénariste en Amérique latine. L’objet en lui-même inspire confiance, format sympathique, belle illustration, quatrième de couverture alléchante et surtout, surtout, une excellente préface de Rodrigo Fresan, qui contextualise très bien l’oeuvre et la rattache à d’illustres références, au premier rang desquelles on retrouve l’incontournable Philp K. Dick, mais également des poids lourds comme J.G. Ballard ou Kurt Vonnegut. Autant dire que cette lecture augurait du meilleur. Tu l’auras sans doute déjà compris ami lecteur, si je prends un tel luxe de précaution c’est pour mieux m’écarter du tombereau d’éloges dont ce roman a fait l’objet depuis sa sortie. Oh certes, il s’agit là d’un bon roman, supérieur en bien des points à la production moyenne. Mais faut-il pour autant le porter au pinacle et le classer irrémédiablement dans la catégorie des chefs-d’oeuvre intemporels. Tout ceci n’est-il pas symptomatique de l’état de la littérature de ce début de siècle, où la moindre pépite se retrouve auréolée d’un prestige démesuré, navigant seule dans un océan de médiocrité. Loin de moi l’idée de descendre ce très bon roman, mais la critique devrait en tout état de cause prendre un peu de recul et modérer son enthousiasme, sous peine de perdre quelques onces de crédibilité.


Le lecteur de SF sera peu surpris par les procédés narratifs employés par Guillermo Saccomanno tant ils ont été usités (voire usés) à maintes reprises dans la littérature dystopique : absence de temporalité (un futur très proche), anonymat des personnages (l’employé, le collègue, le chef, la secrétaire, tous sont nommés par leur fonction et non par leur prénom, sans doute pour accentuer la perte d’identité), géographie très vague (quelque part dans une grande ville sud américaine), contexte fortement capitaliste dans lequel la productivité prend l’ascendant sur toute forme d’humanisme.... des composantes certes très efficaces, mais peu originales. Chez Saccomanno le cadre a finalement peu d’importance, du monde extérieur on ne sait rien, tout au plus prend-il des airs menaçants avec ses bandes qui hantent les rues de la ville ou le métro, commettant quelque agression sans justification, des explosions inopinées laissent présager une forme de rébellion hostile au pouvoir en place, mais c’est un arrière-plan finalement bien discret. Le roman est intégralement centré autour du personnage de l’employé, dont rappelons-le nous ne connaissons pas le nom ; un personnage assez peu sympathique, souffreteux, plus ou moins dépressif, inquiet en permanence, terrorisé par sa propre femme, une matrone à l’aspect effectivement peu commode, et tyrannisé en permanence par ses enfants (une horde de goinfres mal élevés). Sa vie professionnelle est à l’avenant, l’employé est un travailleur modèle qui ne compte pas ses heures, exécute ses tâches sans passion mais avec méticulosité. L’employé est littéralement terrorisé par sa hiérarchie, dont les méthodes de management n’ont rien à envier à celles des multinationales pratiquant un capitalisme outrancier, centré uniquement sur la productivité et écrasant toute velléité créative. Le facteur humain est ici réduit à sa plus simple expression, les travailleurs ne sont que des objets interchangeables, débarqués sans préavis par haut parleur (les heureux élus sont emmenés de force par la sécurité, certains s’accrochant à leur bureau de manière hystérique, sous le regard à la fois coupable et soulagé de leurs collègues). Dans ce climat de compétition délétère, les relations entre employés sont évidemment inexistantes ou foncièrement biaisées, comment faire confiance à des collègues qui peuvent vous dénoncer à la moindre occasion pour se maintenir à leur poste ou flatter la hiérarchie. Pourtant, on ne sait trop pourquoi ni comment, une idylle naît entre l’Employé et la Secrétaire (du chef), une histoire à sens unique, purement physique pour la jeune femme, qui de toute façon court deux lièvres à la fois. Mais l’Employé perd les pédales, la Secrétaire devient pour lui une obsession, elle occupe ses pensées en permanence, provoque par son comportement de multiples souffrances, fait l’objet de délires sévères. L’Employé plonge lentement et inexorablement dans une longue déchéance, une descente aux enfers ponctuée de vagues phases de lucidité.


Finalement le roman souffre d’un défaut important, à savoir d’être centré sur à peu de choses près un seul personnage que l’on prend progressivement en grippe, faisant fi des dimensions sociologiques et politiques de toute bonne dystopie. La ville aurait pu devenir le personnage central de ce roman, une créature d’asphalte et de béton, déshumanisée, destructurée, gangrenée par la violence et les inégalités, car si tout cela apparaît en filigrane on reste quelque peu sur sa faim. L’ensemble manque d’ampleur et de démesure, on est bien loin du vertige d’un Philip K. Dick, de la profondeur d’un Ballard ou de la folie d’un Vonnegut, quant à Orwell il vogue à des hauteurs inaccessibles. Pour autant, si l’on fait abstraction du côté un peu trop enthousiaste de la préface (et de certaines critiques), L’employé reste un bon roman, aride dans son écriture mais intelligent dans son propos, hélas pas forcément inédit. Il manque certainement à Guillermo Saccomanno, qui fait figure d’écrivain prometteur, encore une once de folie, ainsi qu’un poil d’inventivité pour passer à la postérité.

EmmanuelLorenzi
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le 12 avr. 2013

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