Quand on entend parler de l'Amazonie, on a plus ou moins tous le même genre d'images dans la tête : un endroit magnifique sublimé notamment par le cinéma (à travers une multitude de films, de La Forêt d'Émeraude à Lost City of Z beaucoup plus récemment) et menacé par la déforestation et l'assimilation culturelle de ses habitants. Mais c'est une vision qui nous arrive à travers le prisme d'une culture occidentalisée, transmise à travers des fictions et documentaires étasuniens ou européens. Rarement l'on aborde la question via le regard du monde sud-américain, qui est pourtant quelque part le premier concerné. C'est une des valeurs de El Hablador de Vargas Llosa, mais certainement pas la seule.
Le narrateur, un double plus ou moins ressemblant de l'auteur, nous raconte comment il découvre dans une galerie de Florence une photographie d'une peuplade amazonienne, les Machiguengas, assis autour d'un de leurs orateurs, les "habladores", "hommes qui parlent", ces mystérieux personnages qui constituent le ciment de cette société, voyageant d'une famille à l'autre à travers de vastes étendues afin de transmettre aussi bien les histoires courantes que les mythes et légendes. Cela ravive en lui le souvenir de Mascarita, un ami d'université affligé d'un énorme naevus lui mangeant la moitié du visage avec qui il partageait la passion de ce peuple étrange. Au chapitre suivant, à travers une alternance qui se reproduit tout au long du roman, c'est cette fois un hablador qui parle, et nous raconte ses pérégrinations...
Le procédé essentiel du roman est éventé bien vite, cela dit il semble évident que ce soit délibéré et même souhaitable afin de comprendre sa dialectique. Le roman brasse de nombreux thèmes, de la nostalgie de la société primitive à l'assimilation culturelle en passant par différentes manières d'aborder les thèmes de l'identité et de la différence. Tout cela à travers la fascination du narrateur pour l'homme qui parle, cet aède sorti des tréfonds de l'Histoire, médium vivant et ambulant de tout une culture. Plus que l'appel de la vie primitive, El Hablador transmet l'appel du conte, de l'histoire comme partie intégrante et même fondamentale de la société. Parler contre la mort, parler contre la solitude, ou plutôt, parler pour faire exister. Finalement, ce qui fascine Vargas Llosa, et son lecteur à sa suite, c'est ce retour à une société où le conteur n'est pas cette figure égotiste qu'elle est devenue, ni ce paria presque rejeté (pensons à la réputation des études littéraires en opposition à celle des "vraies" études), mais un ami, autant le bienvenu que le guérisseur ou le chasseur.
Cela mis à part, le livre vaut largement pour son style, en particulier en vo (même si j'ai pu tâter également de la traduction et qu'elle est plus que défendable) : la langue de Vargas Llosa fait la part belle aux variantes régionales, aux emprunts aux langues voisines (portugais, diverses langues amazoniennes), et il travaille énormément l'expression de son homme qui parle, racontant son vécu à travers le point de vue d'une culture mythique, pour laquelle l'influence des dieux et démons est palpable au quotidien et pour laquelle les malheurs et bonheurs sont autant de signes auxquels l'individu doit répondre, sous peine de bouleverser l'ordre du monde.
Très belle lecture.