Les frères Strougatski nous décrivent une île peuplée d'habitants aux mœurs bien étranges. Si le terme renvoie aux classiques du genre ("Île" de Huxley, "L'île aux esclaves" de Marivaux...), il ne s'agit en fait que d'une image car nous avons affaire ici à une planète entière, isolée du monde extérieur. Dans une ère où les voyages spatiaux semblent devenus monnaie courante, Maxime, notre héros, atterrit presque par hasard sur cette "île" et s'y retrouve bloqué suite à l'explosion de son vaisseau.
Le livre nous présente le voyage initiatique de ce candide sur cette "Île habitée". On pensait avoir fait le tour de ce genre de récit où de grosses ficelles narratives nous donnent très vite un point de vue quasi-omniscient sur un nouveau monde, allant très vite au but pour nous permettre d'y voir le reflet de nos propres déviances. On en prend ici le contre-pied !
Le génie des deux auteurs consiste à adopter le strict point de vue d'un étranger à ce nouveau monde. Comme tout bon étranger, il doit d'abord passer les barrières linguistiques, culturelles et sociales avant d'être capable d'appréhender la réalité qui l'entoure et cela va lui prendre de longs mois ! On passe ainsi les trois quarts du livre dans l'expectative : pourquoi un tel patriotisme dans la population ? Qui sont donc les "dégénérés" et les "Pères Inconnus" ? Où s'arrête la propagande et où commence la vérité ? Nous pénétrons dans ce monde par la petite porte et intégrons au fur et à mesure toutes les clefs nécessaire à sa compréhension. Cela donne une vision très concrète et humaine de cette dystopie tout en tenant en haleine le lecteur du début à la fin.
L'autre originalité réside dans le personnage de Maxime. Venant apparemment d'une planète où chacun bénéficie naturellement d'une santé de fer, de capacités intellectuelles supérieures et d'un socle de valeurs humanistes, c'est un candide "éduqué". Autrement dit, même s'il est en permanence interloqué face à ce qu'il rencontre et commet gaffe sur gaffe, il bénéficie de capacités de réaction et d'analyse lui permettant au fur et à mesure d'intégrer la complexité de ce monde et même de se révolter contre lui. À l'inverse du héros passif et à demi-stupide que l'on croise souvent dans ce type d'œuvre, on a là un véritable acteur de l'histoire apportant même sa touche d'humour avec lui.
Si on ajoute à cela une écriture et une histoire qui n'ont pas pris une ride, on a vraiment une belle réussite qui mériterait une plus grande renommée. Si les thèmes de fonds abordés ne sont pas aussi accessibles que, par exemple, dans Fahrenheit 451 (un pompier bruleur de livre, c'est forcément plus vendeur...), l'analyse politique est toutefois très fine et complexe. Le dilemme du héros à la fin du roman
la manipulation des foules peut-elle se justifier pour la bonne cause (garantir la paix et la stabilité, mener une révolution juste...) ?
nous laisse avec autant de questions que de réponses mais a le mérite de nous faire réfléchir !