Avec L'Amour en plus, paru en 1980, Elisabeth Badinter déconstruit un mythe des plus tenaces, profondément ancré dans les mentalités depuis quelques siècles : celui de l’existence d’une sorte d’instinct qui conditionnerait les mères à aimer leurs enfants sans mesure, et même, le cas échéant, à endurer pour eux tous les sacrifices. A sa sortie, l’essai, on s’en doute, fit polémique, tant de nos jours encore, la remise en cause d’un tel instinct passe pour une hérésie. Si bien que la seconde édition de 1981 – celle que j’ai lue, contient une préface dans laquelle la philosophe répond point par point à ses détracteurs. Et il faut reconnaître que même si son propos peut paraître choquant et difficile à concevoir, sa démonstration ne manque pas d’intérêt et suscite à tout le moins la réflexion.


Qu’est-ce que l’instinct ? C’est, nous apprend le Larousse, un ensemble de comportements innés qui régissent de manière invariable le comportement de toute une espèce. Force est de constater que le comportement des mères à travers l’Histoire tend au contraire à mettre en lumière le caractère éminemment variable du lien affectif qui unit les femmes à leur progéniture. Au XVIIe siècle, par exemple, l’enfant est considéré comme un être imparfait, qu’il convient de dresser pour en extirper la malignité. L’intimité, la tendresse sont perçues comme des attitudes de faiblesse. Le moins que l’on puisse dire est que l’enfant n’est pas alors le centre de la famille et que la prise en compte de son intérêt ne pèse pas bien lourd dans le système de valeurs de l'époque. Dans la plupart des classes sociales, et ce jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les mères placent les bébés en nourrice, malgré l’affolante mortalité infantile qu’entraîne cette pratique. On manifeste d’ailleurs si peu de chagrin à leur mort que, dans certaines régions de France, les parents n’assistent même pas à l’enterrement de leurs enfants en bas âge !


Au vu du comportement des mères sous l’Ancien Régime, il paraît difficile d’accorder au concept d’instinct maternel une valeur autre que celle du mythe. Pourtant, l’idée d’un amour maternel qui s’apparenterait à une valeur naturelle se développe à la fin du XVIIIe siècle, suite aux écrits de Jean-Jacques Rousseau. Désormais, il est demandé aux mères de suivre les lois de la nature. On s’émerveille des mœurs sauvages, on glorifie les femmes des temps anciens et des barbares. On loue la sagesse animale, qu’on prend en exemple, par opposition à l’inconséquence des mères dénaturées. Désormais, ne pas aimer ses enfants va devenir un crime et la culpabilité gagner le cœur des femmes. Au XXe siècle, la psychanalyse reprend et actualise le mythe, opposant de manière parfois caricaturale la place symbolique du père et de la mère et attribuant aux femmes un rôle central dans l’éducation. Les voici désormais responsables du bonheur ou du malheur de leurs enfants. Quant aux femmes qui ne souhaitent pas enfanter, elles subissent l’opprobre social et sont qualifiées d’égoïstes ou de névrosées. De même, on condamne sans nuance celles qui refusent d’allaiter ou qui ont l’audace de faire passer leur carrière personnelle avant leur famille.


Et si, en définitive, le mythe de l’instinct maternel se révélait une sorte d’arnaque destinée à pousser les femmes à assumer seule le poids de la maternité ? Force est en tout cas de constater qu’il n’existe pas de conduite universelle et nécessaire des mères à travers les âges mais plutôt des comportements qui varient fortement d’une époque à l’autre ainsi qu’une énorme pression sociale liée à des contextes culturels déterminés. Une pression que beaucoup de femmes ne veulent plus aujourd’hui supporter seules. De plus en plus, elles entendent partager avec les hommes la responsabilité d’élever leurs enfants. Quant à l’amour qu’elles leur portent, loin d’être vécu comme une sorte de conditionnement inné propre à une prétendue nature féminine, il leur apparaît désormais comme le reflet d’un désir profond, d’un engagement consenti et partagé.

No_Hell
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le 3 oct. 2016

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No_Hell

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