Le travail quotidien à la DST dans les années 1990.

Il faut aimer le ton pince-sans-rire des militaires en retraite qui écrivent leurs mémoires pour apprécier ce livre, qui raconte la manière dont le général Jean Guyaux, surnommé la Baleine, s'est retrouvé à travailler pour la DST, le contre-espionnage français, à une époque où celle-ci entrait péniblement dans la révolution numérique. Contre-espionnage (avec notamment un gros dossier sur l'affaire Farewell), veille sur les dangers de prolifération nucléaire, rumeurs autour de prétendues technologies scientifiques révolutionnaires... Le général Guyaux, avec un goût certain pour l'anecdote, le bon mot et une certaine dérision, voire autodérision, raconte ses souvenirs les plus marquants. Il sait ménager au livre des passages didactiques à destination du grand public, par exemple sur ce qu'on a appris du fonctionnement du KGB.


Le livre n'est absolument pas indispensable pour qui chercherait une synthèse sur les services de renseignement dans le monde, sachant que M. Guyaux a posé sa plume en 2001, mais c'est un témoignage spirituel et intéressant sur l'ancienne manière de travailler des services de la DST, loin du glamour du cinéma.


L'ouvrage est divisé en six parties, dont la longueur oscille entre trente et soixante pages, et qui retracent le passage de Guyaux à la DST dans l'ordre chronologique. Chaque partie est divisée en courts chapitres.


Prologue.
Novembre 1983. Colonel au Centre d'Exploitation du Renseignement Scientifique et Technique (CERST), Guyaux est convoqué pour parler de sa retraite d'active. Un poste de directeur adjoint au centre d'essais des Landes lui tend les bras, une préfiguration de la retraite. Lors de son entretien, il fait une plaisanterie sur le monde du renseignement qui fait croire qu'il s'y connaît bien. Il est convoqué à la DST, au départ en croyant qu'on a quelque chose à lui reprocher. C'est en réalité une offre pour faire bénéficier ce service de son cursus universitaire marqué par de solides connaissances scientifiques généralistes.


Première partie - A la découverte d'un monde étrange.
Deux mois plus tard, G. est en mission dans le hall de l'hôtel George V, où il se fait passer pour un intermédiaire de l'ambassade d'Iran auprès de personnes prétendant pouvoir livrer de la technologie nucléaire, qui s'avèrent être des escrocs au petit pied.


Début au 13, rue des Saussaies, ancien siège de la DST, sous la direction du préfet Bonnet. G. est placé directement sous son autorité, ce qui lui donne une place à part dans l'organigramme, qui met du temps à être acceptée. Il y installe sa bibliothèque de revues scientifiques. Bref retour sur la genèse de la DST, attribuée à R. Wybot, ancien du BCRA. Depuis l'affaire Dreyfus, le contre-espionnage ne relève plus de l'armée, mais de la police nationale. Le milieu est assez endogame et soudé, mais cloisonné : on ne pose pas de question sur ce que fait l'autre tant qu'on n'a pas pas "besoin d'en connaître". A l'époque le service était divisé entre plusieurs sites installés dans de vieux hôtels particuliers au style boudoir, avec également un centre d'interception hertzienne et des appartements "conspiratifs". Retour sur les techniques vis-à-vis des officiers traitants étrangers : arrestation, retournement, intoxication... Récit de l'intoxication du KGB avec une disquette contenant un programme sans valeur. Retour sur les manières de recruter ("tamponner") un agent étranger (amitié, séduction, intérêt, idéologie, chantage...). Le GRU et le KGB visaient évidemment des scientifiques assez naïfs. A l'époque, la DST a une direction A sur la surveillance des officiers traitants, une direction B sur les contacts avec les objectifs des services adverses, une direction T contre le terrorisme et une sous-direction scientifique. Il y a ensuite un organigramme de cellules en province, qui remontent tout à la "centrale". En tant qu'expert scientifique, G. a parfois eu droit à des interrogations cocasses, du fait des difficultés à communiquer entre officiers de renseignement et scientifiques.


Le principal travail était consacré à la lutte contre l'espionnage scientifique russe. Du fait de son isolement et de sa volonté de contrôle, l'URSS gardait ses scientifiques loin des échanges scientifiques. La DST a fait de la sensibilisation auprès des chercheurs pour les informer de ce danger.


Deuxième partie - Les mystères de l'affaire Farewell.
Retour sur une des plus grandes fuites du KGB, l'affaire Farewell, initié par Vladimir pppohlitovitch Vetrof, approché sans succès par la DST en 1970, et parvenu au service du renseignement extérieur pour le KGB, section espionnage scientifique. Faute d'avancement, par dépit, il reprend contact avec la DST en 1980. Il livre les résultats de l'espionnage scientifique soviétique du KGB dans le monde entier, en insistant pour rester traité par la DST (alors que cette mission relève plutôt de la DGSE). Car quelques années avant, le KGB avait mené une brillante opération de bleuite au sein de la CIA, du MI6 et de la DGSE qui les discréditait. Les pièces fournies par Vetroff ne furent pas exploitées sur le moment car elles l'auraient démasqué trop facilement. Finalement, il tomba pour autre chose (il poignarda sa maîtresse et fut envoyé en Sibérie, sa correspondance finit par le trahir). L'affaire permit de dégeler les relations avec les services secrets anglo-saxons pendant l'ère Mitterrand.


G. compulsa les milliers de photocopies de microfilms photographiés par Vetroff pendant ses heures de permanence. Retour sur l'organisation du KGB, véritable Etat dans l'Etat employant 700 000 hommes, dont 500 000 gardes-frontière. La 1e direction, chargée de l'espionnage extérieur, comportait une section T consacrée aux connaissances scientifiques. Les documents comportaient les rapports d'activité annuelle, les plans récupéré et une partie de la correspondance. Les rapports insistaient sur l'aspect rentable des technologies acquises, avec l'argument qu'espionner coûte moins cher que rechercher. Mais parfois l'espionnage consistait simplement à acheter des produits occidentaux en URSS pour les étudier. Enfin, la plupart des académies possédaient une antenne KGB. Et l'idéologie pouvait toujours poser problème, comme le rappelait le legs du lyssenkisme. Le déclin de la caste politique brejnevienne a fait perdre du terrain à la recherche soviétique en gardant des mandarins installés. Les rapports d'activité de la section T comportait une autocritique, souvent liée à des questions de non-respect des procédures : on sent la lourdeur bureaucratique de cette machine, ce qu'évoque aussi les Mémoires de Sakharov. G. donne l'exemple, cela dit, de deux projets soviétiques qui avancèrent grâce à des vols de technologie américaine : le lanceur de satellite "Energie" et la navette spatiale Bourane, capable, contrairement à celle de la NASA, d'un atterrissage entièrement automatisé.


L'impact de ces documents fut terrible pour l'URSS : il permit de saisir les vulnérabilités technologiques russes en ciblant mieux les embargos. Au reste, toutes les technologies espionnées n'étaient pas immédiatement exploitées. Le système souffrait de son cloisonnement, alors qu'il rendait très difficile aux savants d'aller dans des congrès à l'étranger.


Cette affaire paralysé durablement l'action du KGB pendant les années 1980 : leurs agents à l'étranger furent intoxiqués, puis pris dans un coup de filet magistral. Surtout, la recherche de la fuite déclencha une paranoïa interne. G. bataille pour y avoir accès, et son analyse scientifique leur donne du sens. Les documents sont déclassifiés, partagés avec les alliés et étudiés au CNRS, où l'on s'étonne de l'obsolescence de ces données. Les Américains, eux, distribuèrent largement les informations sur l'espionnage scientifique soviétique et utilisèrent la bleuite pour jeter le soupçon sur les meilleurs agents du KGB.


Troisième partie - La guerre de l'uranium.
Automne 1985. La DST a déménagé de la rue des Saussaies vers la rue Nélaton, immeuble moderne près de la Tour Eiffel. Expertise de faux uranium vendu sur le marché noir au Congo Brazzaville. Rappel de l'embargo volontaire des puissances nucléaires sur cette technologie. Certains Etats ont explicitement renoncé à cette technologie. Reste une courte liste : à l'époque la Corée du nord, Pakistan, Irak, Iran, Syrie, Libye. Menace réelle : en 1985, G. voit passer le plan d'une bombe nucléaire simple.


En 1974, la COGEMA, société française, avait dû renoncer à une usine de retraitement des déchets qui aurait pu fournir au Pakistan le plutonium dont elle aurait eu besoin. Autres exemples de fuite de technologie nucléaire. En Irak, les inspecteurs post-1e guerre du Golfe trouvèrent du matériel fourni par de grands groupes occidentaux. Les étudiants irakiens en France, auparavant accueilli à bras ouverts, font l'objet d'une surveillance attentive. Un transfuge de Saddam, Karim, met G. sur la piste de traces d'un tir semi-froid en Irak. UN autre transfuge révèle la présence d'un réacteur plutonigène à l'eau lourde, au nord de Mossoul. Des inspecteurs y sont allés mais se sont heurtés à des conduits murés.


Retour sur une vieille arnaque, le mercure rouge, un carburant atomique bidon que des escrocs ont réussi à vendre à Khadafi. L'opération était en fait pilotée par les Russes pour envoyer la prolifération libyenne vers une fausse piste.


La surveillance de tout trafic de plutonium continue, avec des saisies régulières (1994 à Francfort, 2001 à Paris. G. revient sur le cas de la bombe pakistanaise, réussite d'Ali Mohamed Khan, issu de l'école des Mines de Nancy qui réutilisa son expérience acquise en Europe au service de son pays et devint le directeur de l'Agence atomique pakistanaise.


Un autre chapitre fait le point sur les tentatives de l'Iran de posséder la bombe. Cela relève de la DGSE, mais la DST surveille les étudiants iraniens qui viennent se former en France.
L'Algérie a obtenu de la Chine un réacteur à uranium enrichi. Là encore, G. pense que le pays finira par obtenir la bombe, du fait d'un homme : Hadj Sliman Shérif, formé à Ann Arbor et à la tête d'un centre de recherche en banlieue d'Alger. Cette prédiction ne semble pas s'être réalisée.Un réacteur plutonigène fut prévu en plein désert, à Aïn-Oussera [depuis il a été construit mais est inspecté régulièrement par l'AIEA]. La DST a repéré les chercheurs de travailler sur ce projet et s'est efforcé de débaucher les plus talentueux. Il y eut des tensions entre l'Algérie et la France qui nuirent aussi à d'innocents scientifiques.


Globalement, la lutte contre la prolifération nucléaire évoque à G. la décolonisation : une lutte d'arrière-garde.


Quatrième partie - La révolution informatique.
Dès sa nomination en 1984, G. inspecte le département informatique de la DST. Il consistait en deux vieux Mitra gardés dans une cave : des dinosaures. La culture de la maison passait encore par le papier et les microfiches perforées, comme le révèle la visite par G. de la division mécanographique. Lors du déménagement rue Nelaton, quelques bureaux reçoivent des ordinateurs à traitement de texte, ce qui crée un besoin. Dans un deuxième temps, les centrales de province exigèrent une messagerie sécurisée avec le centre.


Cette adaptation crée une nouvelle menace, les pirates. Avant la création de l'ANSSI, c'était du ressort de la DST. Référence au livre de Clifford Stolle, Le nid de coucou, qui parle du piratage du centre de recherches nucléaires de Los Alamos. La première enquête révèle de jeunes hackers allemands payés par l'URSS. G. reçoit des "grands sachems" la mission de recruter un expert. Il trouve un brillant jeune homme, "Polinat", issu de Jussieu. Vantard, anticonformiste, il a un peu de mal à travailler pour la DST au début. Il fait à la fois de la veille des milieux hackeurs, de la recherche de faille, de la remédiation, de l'enquête. Deux autres étudiants de Jussieu le rejoignent et prennent sa suite. G., qui file la métaphore, des corsaires, avoue avoir intégré dans leur formation une sortie en mer (fantasque !). Ces hackers de la DST sont surnommés "baleineaux", en hommage au surnom de G. Il régularise l'un d'eux, porté déserteur au moment du service militaire.


La DST a aussi été amenée à créer son propre service de chiffrement, alors qu'auparavant elle transmettait au SCCSSI de la DGSE. A cause du terrorisme islamique, qui exige des réponses rapides.


Enfin, il fallut faire face au big bang d'internet, dont la masse d'information défie la surveillance. Deux DESS spécifique sue le traitement de l'information sur internet furent créé au CESD, au sein de l'université Marne-la-Vallée. Un logiciel mis au point par la DGSE fut mis à disposition. Une veille est construite en s'appuyant sur des correspondants informatiques.


Cinquième partie - Le comité scientifique et technique de la DST.
En 1985, Pautrat succède à Bonnet. Il demande à G. de créer un comité consultatif scientifique et technique. G. est peu emballé, mais peu à peu ce comité aide à définir des orientations à long terme. Ce passage n'est guère palpitant et décrit une atmosphère de rencontres feutrées entre gens de bonne compagnie, où les choses vraiment originales se disent surtout au moment des repas. C'est bon pour l'image de marque et cela resserre les liens avec le monde de la recherche.
Récit d'un contact avec le monde de l'intelligence économique : G. a côtoyé des jeunes gens de bonnes familles, en théorie des dandys superficiels, en réalité employés par un grand groupe français pour épier ce qui se fait sur les greens et dans les dîners mondains. Idem pour les chasseurs de tête dans les promotions d'université. La DST a la même chose, dans les cocktails des ambassades.


Diverses préoccupations du comité scientifique : comprendre et prévenir les motivations des djihadistes, attirer une partie des chercheurs fuyant l'ex-URSS.


Sixième partie - Le bouquet final.
Ce chapitre aborde quelques aspects de l'entrée de scientifiques à la DST.
- Retour sur la théorie de la pseudo-fusion froide des atomes développée par Pons et Fleishmann. Appuyé par Mitsubishi, embauché à Sofia-Antipolis, naturalisé français, Du vent.



  • Autre affaire de charlatanisme scientifique, le canon à infrasons vendu à Khadafi par Cisan, escroc reprenant les résultats d'une expérience bien antérieure.


  • Cas des étudiants étrangers recrutés par des services secrets. Exemple de P. étudiant d'Allemagne de l'est que son officier traitant finit par sacrifier car ses informations n'étaient guères fameuses.


  • Récit d'un petit défi technique : trouver les caches d'explosifs des terroristes du GIA, enterrées dans la forêt de Fontainebleau. G. fait appel à des archéologues qui utilisent la technique, à l'époque pionnière, de la prospection électrique.


  • Difficile formation de vieux cadres de la DST à la sécurité informatique.



Epilogue.
G. a tiré de son passage à la DST l'impression d'avoir été vraiment utile à une période charnière, en créant des ponts entre les agents et les scientifiques, deux mondes qui communiquaient peu. Il conclue sur le fait que les faiblesses de nos sociétés occidentales viennent plutôt de l'intérieur : inégalités sociales, conflits culturels, vulnérabilités technologiques.

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le 24 juin 2021

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