Un traité élogieux de la solitude, qui ravira les solitaires et les introvertis.
Il est toujours saisissant de rencontrer la pensée d’un auteur qui parvient à exprimer avec justesse, pertinence et beauté une intuition que l’on a, et dont on aurait apprécié pouvoir écrire un essai de 246 pages pour l’expliquer et la défendre devant des lecteurs en quête de quelque vérité spirituelle. Ce traité de la solitude n’a pu qu’être grandement apprécié par le solitaire que je suis. Il ouvre des horizons infinis dans l’existence de chacun et fait partie de ces livres dont je conseillerais la lecture à toute personne. La solitude est un état d’esprit, un art de vivre et une manière d’être au monde. Dans un monde où les individus et la société font tout pour chasser la solitude, le silence, la contemplation, la réflexion, la méditation, il convient de voir en cet ouvrage un possible remède aux maux, à la vulgarité et à la médiocrité saisissante qui gouvernent notre monde. La solitude est décrite comme étant le seul chemin possible vers la liberté et vers le « Je », l’identité intime et unique que chaque être renferme en son âme. Jacqueline Kelen s’appuie sur un nombre impressionnant de références pour illustrer son discours, tellement de références qu’on croirait lire une thèse de doctorat, cela dit la langue employée n’est en rien complexe, et permet de garder cette apologie (et apologue) de la solitude accessible au plus grand nombre. Comme souvent, je termine mes propos par cette phrase : je conseille et recommande vivement cet ouvrage à toute personne qui serait interpellée par ce sujet.
« La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu’en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que la liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts.
Solitaire je suis. Depuis toujours et plus que jamais. La solitude est ce qui me fait tenir debout, avancer, créer. C’est une terre sans limites et ensoleillée, une citadelle offerte à tous les vents mais inexpugnable. C’est la seule part d’héritage que je défends âprement, part d’ermitage qui est tout et qui est moi.
Solitaire, donc, quoique bien entourée et riche d’amitiés. Solitaire comme un défi à la banalité, comme un refus de se résigner. Solitaire pour continuer à m’aventurer, pour honorer la précarité humaine et ne pas démériter de l’Esprit.
Sauvage, émerveillée ou poignardée, je me tiens en solitude comme au seuil de l’immensité. La souffrance n’est point absente, elle creuse même davantage puisque tout dans ce climat reprend intensité. Mais justement, si dans cet état je me sens bien plus vivante qu’en la compagnie des autres, c’est parce que toute sensation, toute soif, toute pensée s’y trouvent avivées, aiguisées jusqu’à un point extrême. J’aime ce danger, cette radicalité : le véritable artiste évolue sans filet, au péril de son existence et sans attendre d’applaudissements. La voie solitaire n’apporte ni gloire ni consolation, aussi vaut-elle plus qu’une autre d’être tentée. C’est la voie fulgurante de tout être impatient d’absolu dont l’apparent orgueil s’avoue si proche de l’anéantissement suprême ; ou la « voie sèche » de l’alchimie : brève, au creuset, mais infiniment risquée.
Ils sont seuls, les grands passants de la Terre et les grandes amoureuses, seuls comme Jésus au mont des Oliviers, comme Hallâj se proclamant la Vérité dans une ivresse de soir d’été, comme Don Quichotte incendiant de rêves et de poésie la lugubre plaine de la Manche, comme Juliette confiante et ensommeillée dans son tombeau. Non pas tant incompris ou rejetés par leurs contemporains que singuliers et entiers dans leur aventure.
Mais voici : les grandes âmes font peur et chacun semble craindre pour soi un destin d’exception. De tout temps, les petits hommes ont tourné le dos à qui leur révélait leur nature immense et ils ont brûlé ou crucifié les prophètes de la liberté et du pur amour, de la béguine Marguerite Porete au savant Giordano Bruno… Que faisaient les Hébreux, libérés par Moïse du joug de Pharaon ? Ils pleuraient, ils regrettaient leur terre de servitude, les oignons qu’ils mangeaient à satiété. Et que firent, juste après le Calvaire, les disciples qui fréquentèrent Jésus ? Ils retournèrent, tête basse, à leur activité de pêche, à leur tâche administrative. Comme si rien ne s’était passé.
Bien à tort, je m’étonne et je m’irrite encore de cet entêtement de la société à vouloir nier ou combattre la solitude – ce fléau, ce malheur – afin d’entretenir l’illusion d’un partage total et transparent entre humains, d’une communication étendue à la planète entière, allant de pair avec une solidarité sans faille. La société ne tient qu’en bouchant toutes les issues vers le haut et en empêchant les conduites singulières. Aussi la lutte contre l’exclusion, la solitude et le chômage lui paraît-elle forcément prioritaire.
Dans la solitude je ne m’enferme pas ; je prends du recul, de la hauteur aussi ; je rassemble mes forces et j’ouvre grand les fenêtres – celles qui donnent sur les choses, sur l’ailleurs et sur l’intérieur. Vivre solitaire demeure la seule façon de ne pas se compromettre, de sauvegarder son irréductible étrangeté et d’accéder à ce qui ne périt pas.
« Souffrir de la solitude, mauvais signe ; je n’ai jamais souffert que de la multitude… » F.Nietzsche
Le célibat désigne un état civil. La solitude est un état d’esprit. On veut la faire passer pour une malédiction alors qu’elle est le sceau de notre nature humaine, sa chance d’accomplissement.
Lorsqu’on parle de la solitude des personnes âgées, des malades, des prisonniers, de tous les inadaptés à la vie de société, on évoque un abandon, un oubli, une mise à l’écart. C’est une solitude triste, souffrante, qui tremble ou crie. Plus exactement c’est un isolement. Mais notre époque, friande de grand public et de rassemblements, parle très peu de cette conduite de vie solitaire qui favorise la réflexion et affermit l’indépendance, de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante, que pratiquèrent tant de sages, d’artistes, de saints et de philosophes. Comme si cette voie était réservée à quelques originaux ou tempéraments forts, comme si elle constituait l’ultime bastion de résistance face à la bêtise, au conformisme et à la vulgarité. Aussi ne m’intéresserai-je ici qu’à cette démarche rare et grave, à la solitude magnifique dans le sens ou Poussin en peinture employait la « manière magnifique ». Et d’abord, je poserai la question : quel grand feu couve donc ce bloc de solitude, cet état de parfaite densité pour qu’on s’ingénie à la combattre et à la confondre avec l’isolement et la difficulté de vivre ?
Lorsqu’on va seul dans la vie, ce n’est pas qu’on soit méchant ou délaissé : c’est que le monde entier vous sourit et offre du sens. Lorsqu’on vit seul, ce n’est pas manque de chance ni absence d’amour : c’est que justement jamais on ne se sent seul, que chaque instant déborde de possibles floraisons.
Pour devenir soi et devenir quelque peu libre, il faut lâcher le recours permanent à l’autre, au regard de l’autre. Marcher seul. Refuser l’aide autant que l’apitoiement et la flatterie. La voie solitaire n’engage pas nécessairement à un combat héroïque, elle invite d’abord à la rencontre avec soi-même, à la découverte de cet être qui n’est pas seulement un produit de la société, de la famille, de l’histoire ou de la génétique. Et ici, le précepte du temple de Delphes, invoqué par Socrate, prend toute son ampleur « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Son équivalent se trouve dans la mystique de l’islam, avec ce hadîth : « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». Car il ne s’agit pas d’une introspection, d’une analyse psychologique, mais d’un éveil au Moi céleste, au Moi transcendant qui échappe à toute contingence, à tout conditionnement, à la mort même, et se rencontre dans la solitude, le silence, tout au fond ou plutôt au sommet de la profondeur.
Par la puissance et l’intensité qu’elle recèle, la solitude tient à la fois de l’insolence et de l’insolation. Elle peut faire office de détonateur au sein d’un monde tiède et mou et ouvrir de grandes perspectives. C’est pourquoi tout humain pourvu de quelque conscience et dignité devrait apprendre à bâtir sa solitude, à l’habiter avec agrément, et aussi à la défendre contre tous les niveleurs de citadelle et rongeurs de liberté. Cette solitude peut paraître dure, intransigeante. Certes, elle est haute, même élancée, mais elle n’a rien de désolé : c’est comme un amandier qui, même seul et même en temps de guerre, persiste à fleurir ; c’est comme une nef partant sur l’océan ; c’est comme une flèche légère se perdant dans l’azur. »
–– JACQUELINE KELEN, Prologue à « L’Esprit de Solitude »
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