L'homme qui renonça à l'argent par Anthony Boyer
C’est bien connu, l’argent ça craint. Surtout quand on n’en a pas.
En bon précaire que je suis, c’est avec une curiosité certaine que j’ai accueilli « L’Homme qui renonça à l’argent » de Mark Sundeen. Edité par Globe (qui, bien que nouveau venu, propose nombre de choses intéressantes dans le domaine de la non-fiction), ce livre conte l’histoire de Daniel Suelo. A la fin de l’année 2000, cet homme prend la décision radicale de ne plus intégrer l’argent dans son mode de vie. Plus précisément, il décide de refuser d’avoir, de près ou de loin, un quelconque rapport avec cette notion.
Ecrivain de son état (il a préalablement publié « Le Making of de “Toro” » aux éditions Gallmeister), Mark Sundeen a choisi de revenir sur l’itinéraire atypique de Daniel Shellabarger, qu’il a côtoyé étant jeune, puis retrouvé des années plus tard, alors que celui, qui s’était rebaptisé « Suelo » (« sol », en espagnol), vivait depuis plusieurs années dans le dénuement le plus total.
De prime abord, Sundeen éprouve un certain rejet pour ce qu’est devenue son ancienne connaissance. Une fois ce vil sentiment éludé, il s’intéresse de près à cet homme et tente de remonter le fil de son existence afin de décrypter ce qui l’a amené à adopter un style de vie si radical.
On y découvre ainsi un homme avec des failles et dont la foi est en proie au questionnement. Fruit d’une éducation religieuse assez drastique (son père a lâché son emploi de concessionnaire pour devenir pasteur dans une église évangélique), il est allé à la rencontre d’autres religions et spiritualités, pour finalement rompre avec tous les dogmes. Mais sa foi demeure intacte, même s’il est inapte à lui coller une étiquette. La divinité qu’il révère le plus semble être la nature.
En 1987, Suelo entame un voyage en Equateur en tant que bénévole qui aura un impact décisif sur sa perception du monde. Ainsi, lorsqu’un missionnaire se félicite :
« Avant notre arrivée, les Indiens dormaient par familles entières dans le même lit et n’avaient ni radio ni télé. Désormais, les Indiens chrétiens sont les plus riches de toute la jungle. »
Suelo, nauséeux, semble découvrir un autre pan de la religion.
« C’est pour ça que les gouvernements ont les missionnaires à la bonne : ils civilisent les peuples et les font entrer dans le système monétaire », observe désormais Suelo, son effarement initial envolé. Jésus n’incitait-il pas ses fidèles à se démunir de toutes leurs possessions ?
« D’un coup, j’ai pris conscience de la situation : s’il y avait bien une pratique imputable à l’Antechrist, c’était celle-ci. Ceux qui portaient le flambeau de ce prétendu christianisme étaient l’Antechrist en personne. »
Cette omniprésence de l’argent, il la rencontre également chez les bouddhistes, lorsqu’il part en Asie, dans une autre étape de sa quête de sens. La marchandisation du tourisme spirituel et religieux le rend malade.
C’est en 1997 que Suelo tente pour la première fois l’expérience de vie frugale. Dans un canyon, seul, il est toujours à la recherche de quelque chose.
Sundeen note :
« Il ne s’adonne pas, comme j’ai pu le soupçonner à tort par moments, à une simple quête de survie pragmatique ; non, cet homme aspire ni plus ni moins à élucider les mystères de la vie. »
Ce contact avec la nature fut une révélation pour Suelo qui a rapidement vu en elle plus qu’une faune et une flore constitutives d’un décor. Quelque chose de vivant. De ce fait, il se met à croire en la nature providentielle :
« Voyez ces oiseaux qui volent dans les airs, ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent pas de provisions dans les greniers et votre Père céleste les nourrit. »
Illumination ou grande naïveté ? Sundeen semble se poser la question en relatant ces propos. C’est d’ailleurs l’une des forces principales de ce récit qui évite de verser dans l’éloge complaisant du dénuement.
Fasciné par le choix de Suelo, Sundeen retranscrit la vie de cet homme avec un talent tel qu’il en fait presque un roman initiatique. Avec le héros, en figure de proue qui évoque sa lutte contre l’argent. Une rancune tenace le lie à cette « valeur ». Il la porte dans sa chair. Et finalement, pour lui, la nature reste sûrement le meilleur remède à l’horreur monétaire :
« Je me rends compte que tout ce qui est régi ou induit par l’argent est vicié et porte le gène de la destruction […]. Voilà contre quoi il faut lutter. C’est pour ça, j’imagine, que Van Gogh rechignait à vendre ses tableaux : il fallait qu’ils restent purs. Il n’existe aucun gagne-pain honnête. Voilà le paradoxe. Le plus vieux métier du monde (la prostitution) est le plus honnête de tous, en ce qu’il dévoile les dessous de notre civilisation. C’est la mère de toutes les autres professions. »
Sa volonté d’érudition et ses lectures nombreuses, assidues, le mènent sur le même chemin :
« De ses lectures de textes saints en parallèle avec les thèses de Tolstoï, Thoreau et Gandhi, Suelo tire l’enseignement suivant : “Toutes ces écritures, tous ces auteurs, bien que très éloignés les uns des autres, s’entendent sur un point : la voie de la vérité est celle de la non-possession.” Ma pauvreté est ma fierté, dit Mahomet. Ah, vivons heureux, nous qui ne possédons rien, dit Bouddha. Si tu veux être parfait, enseigne Jésus, va vendre tes biens, distribue le produit de la vente aux pauvres. Suelo interprète tout cela ainsi : “En gros, le plus sage des sages se trouve en bas de l’échelle sociale : c’est un clochard.” L’homme éclairé s’est affranchi à la fois de la dette et du crédit.
Mais alors, si les prophètes s’accordent à dire que la vérité consiste à ne rien posséder, comment un monde prétendument religieux a-t-il pu s’égarer au point de dégénérer en une société gouvernée par le banques, les intérêts, les crédits ? »
Pour subvenir à ses besoins, Suelo se nourrit de plantes. En homme audacieux, il tente même des expériences avec des végétaux dont il ignore la comestibilité. Sundeen évoque, à ce titre, un épisode burlesque dans lequel Suelo mange un cactus sauvage et est saisi de crampes stomacales. Perclus de douleurs, il est persuadé qu’il va mourir. Heureusement pour lui, tout cela finira avec une mauvaise diarrhée et dans un éclat de rire de soulagement. Il en était quitte pour une grosse frayeur.
Tout finit bien ce coup-ci, mais cela renvoie à la question de la santé. Cette dernière est chère et l’argent est un élément incontournable quand il s’agit d’être convenablement soigné. Et s’il est en relative bonne santé, il n’échappe ni aux caries ni à sa myopie. Maestro dans l’art de la débrouille, il use de secrets de grand-mère et débrouillardise pour pourvoir à ses besoins.
Outre ce que la nature lui apporte, Suelo fait également les poubelles pour subvenir à ses besoins. Et compte tenu de ce que les gens y jettent, il a souvent de quoi faire quelques réserves. Une vie de clochard et de « profiteur », pourrait-on croire. Ainsi, lorsqu’une femme lui écrit : « Vous prenez aux autres (des choses mises au rebus, c’est vrai, mais quand même vous vous servez) sans rien leur donner en retour », Suelo s’oppose au discours de base visant à dénigrer son mode de vie, mais également ce qu’il est. Ce que ses détracteurs ignorent, c’est qu’il lui arrive de travailler, mais se borne au bénévolat et refuse constamment de se faire rémunérer.
De même, il a pour principe de ne pas demander. Si on lui offre, il accepte de bonne grâce, mais il n’ira pas quémander un bout de pain, un coup de rouge ou des fripes pour se couvrir. Encore une fois, mieux que Pimkie et La Halle aux vêtements, les poubelles américaines peuvent lui venir en aide en cas d’extrême nécessité. Du reste, cela fait un bail qu’il conserve les mêmes vêtements et qu’il garde son chapeau d’enfant vissé sur la tête.
Il squatte dans des grottes, dans l’Utah (dont il lui arrive de se faire déloger), et met à la disposition des touristes éventuels toutes ses affaires. « Mangez mes vivres, prenez mes livres », tel est son discours, se basant sur son rejet de la propriété privée, il ne perd pas de vue que rien ne lui appartient, en définitive.
A la lecture de cet ouvrage, comment ne pas songer au livre « Into the Wild » de Jon Krakauer, merveilleusement porté à l’écran par Sean Penn. Les points de comparaison entre Chris « Supertramp » McCandless et Daniel « Suelo » Shellabarger sont effectivement assez nombreux.
On y trouve, dans un cas comme dans l’autre, deux êtres ayant soif de virginité, plongés dans une quête de soi déclenchée par un contexte social et familial… ainsi qu’une profonde révolte. Deux hommes qui ont choisi de se rebaptiser afin de mieux renaître. Une crise d’adolescence, pour certains. Une illumination, pour d’autre. Et, peut-être, une certaine dose de courage.