Après son excellent livre, Les Prophètes Du Fjord De L'Éternité, l'écrivain danois né en norvège, Kim Leine, emmène cette fois plusieurs années en arrière en terre groenlandaise avec L'Homme Rouge Et L'Homme En Noir : au tout début de la (re)colonisation et de l'évangélisation du Groenland dans les années 1720 par les colons danois.
L'histoire fait confronter les nouveaux arrivants débarqués du royaume du Danemark avec les indigènes dans une contrée appelée Godthåb, rebaptisée Nuuk depuis 1979 et devenue la capitale du Groenland aujourd'hui. Il fait confronter deux croyances, deux pratiques spirituelles entre deux personnages principaux que sont le missionnaire luthérien Hans Egede (il a réellement existé et une statue commémorative lui a été érigée dans la ville de Nuuk même) et le nécromant Aappalutoq, un sorcier qui a le mauvais oeil sur le pasteur intransigeant Egede qui l'a pris en chasse tel le Coyote après le Beep Beep. La situation paraît humoristique, comme dans dans le passage où ces indigènes ouverts et curieux à la foi chrétienne, plus précisément luthérienne (le papisme est extrêmement diabolisé tout comme les âmes qui n'ont pas eu le salut du baptême et du catéchisme), font retourner les contradictions des paroles dogmatiques apportées par les missionnaires. Passage assez marrant à lire. C'est à croire que Kim Leine a pris un malin plaisir à malmener les élites de la colonisation par moment.
Pourtant, le livre ne manque pas non plus de noirceur dans un pays au climat et à l'environnement impitoyables à qui s'adapte mal, souvent par ignorance quand on constate comment les autochtones ont pu s'adapter sans aucun interdit (les autorités coloniales proscrivent à tout le monde de se chauffer en brûlant de la graisse à l'inverse du bois importé mais très limité lors des longs et nocturnes hivers). Les maladies apparaissent sans tarder, aidées par une très mauvaise hygiène pendant que les poux envahissent en masse vraies et fausses pilosités sans aucune distinction sociale des hôtes. Souvent, ce sont le scorbut et la phtisie qui font tomber hommes et femmes comme des mouches. Surtout chez les mal lotis, dans leur maison en tourbe mal située et exposée au vent et à l'humidité, tandis que les quelques nobles sont installés dans une grande bâtisse construite en bois et mieux chauffée. Une situation qui souligne déjà des inégalités entre les gens d'en haut et ceux d'en bas, ces derniers étant surtout des forçats et des prostituées mariés de force au Danemark avant l'embarquement pour coloniser. Pourtant, on est loin du manichéisme attendu, car même chez les personnages ignobles, comme le gouverneur Pors, on y recèle parfois de l'humanité quand elle n'est pas noyée dans l'alcoolisme, l'arrogance et la dépravation. Une dépravation contagieuse souvent pour l'indigène qui découvre les mauvais moeurs des colons. Même pour le missionnaire Hans Egede, qui montre son instruction avec une sévérité appuyée, quelques étincelles de tolérances finissent par allumer une certaine lumière en lui.
J'ai beaucoup aimé les personnages que sont le chirurgien Kieding, celui-ci faisant passer des épreuves peu ragoûtantes dans lesquelles le lecteur devra patauger, Gertrud, l'épouse du pasteur Egede dont sa douceur contraste nettement avec le caractère de son mari, et aussi Aappalutoq, ce sorcier indigène qui réclame son fils enlevé et élevé par son rival, l'Homme en Noir. On verra cet Homme Rouge tout le temps en transe, son esprit voyageant dans des contrées lointaines au-delà du Groenland, de notre planète et dans le temps aussi.
Après un décevant L'Abîme, ce livre de plus de six cents pages fait renouer, avec une autre période de la colonisation danoise des terres groenlandaises, dans une description certes encore sombre mais qui est toujours prenante.