Hermétisme progressif et prose sans arrêt définitif

Lu en Août 2021. Éditions Points. 8,5/10


Deuxième lecture pour mon S1 de Lettres Modernes. Sur la littérature francophone et précisément « écrire la catastrophe naturelle ».


Au cours de ma lecture j’ai été fasciné par la superbe prose de Daniel Maximin. Ce livre est peut-être catégorisé en tant que roman, mais il m’est bien plus apparu comme un long poème en prose à l’image de Ainsi parlait Zarathoustra pour parler d’un long poème en prose (philosophique qui plus est) que j’ai pu lire.


C’est un livre vraiment difficile d’accès, incomparable à Tout Bouge autour de moi sur ce plan. En effet, si au début on se laisse tranquillement porter par les jolis mots, l’histoire des cyclones précédents et la défense qui va se mettre en place ; dès lors qu’on arrive au milieu de la tempête, tout se brouille. Le narrateur joue avec nous en jouant avec les pronoms personnels employés. «On» d'abord puis « Vous » puis « Tu » puis « Elle » puis « Nous ». Cette multitude d’adresse se justifie très bien par la folie qui se dégage d’une telle catastrophe naturelle. La femme qu’on suit, Marie-Gabrielle, est complètement écrasée par l’évènement, et de fait « toi » comme « elle » comme « nous » sont complètement écrasés avec elle.


Daniel Maximin est vraiment parvenu à me faire ressentir les sentiments qui nous parcourent dans une telle situation. Au début du livre, je suis avec les quelques personnages, prêt à résister à l’irrésistible, puis progressivement je suis broyé et j’essaie de sauver les meubles (au sens propre comme figuré), puis enfin j’essaie de survivre alors que le temps semble s’être arrêté. Chaque minute devient une heure. Chaque phrase devient une minute. C’est très inspirant et à certains égards, j’ai l’impression que c’est l’aède de L’Illiade et l’Odyssée qui me raconte cette histoire, et de fait ce texte serait encore plus beau à entendre qu’il ne l’est à lire (CharElie Couture serait parfait dans ce rôle d’aède si on peut lui faire passer le message...)


Néanmoins, voir le cyclone par le trou de la serrure, l’accumulation du très petit dans le très grand, les phrases pleines d’intériorité posent un problème. Si l’empathie avec Marie-Gabrielle fonctionne incontestablement, on peut en revanche facilement targuer ce texte « d’hermétisme ». Au fur et à mesure du texte, tout devient flou, on ne sait plus qui parle, on ne sait pas pourquoi de telles choses sont dites, on ne sait pas si ce qui est dit par le narrateur est vrai ou non (Marie-Gabrielle est morte puis ressuscitée ?), en bref on se pose tout un tas de questions qui dépassent largement la simple littérature de divertissement (si on peut faire du divertissement sur un tel sujet de toute façon…).


Une progression évidente, dont j’ai pris note ci-dessous, me pose de nombreux problèmes d’interprétation.


La première heure semble s'intéresser au passé principalement "les cyclones qu'on a connu" ce qu'on en sait pour mieux se protéger.


La deuxième heure est ancrée dans le présent. L’œil voit la destruction autour de lui, il essaie d'oublier de digresser mais n'y arrive pas.


La troisième heure réfléchit au futur et à ce qui est partout autour. La narratrice s'échappe en appelant un interlocuteur inconnu et imaginaire. On parle de tout sauf du présent pour oublier, sauf les autres gens qui luttent, comme si notre situation en devenait plus acceptable.
Le style se veut dans tous les cas très impersonnel, tout le monde qui a vécu cette catastrophe doit pouvoir s'identifier. Et moi qui ne l'ai pas vécu doit en ressentir l'ampleur.


La quatrième heure, c'est l'accalmie. L’œil du cyclone comme seul compagnon. C’est pour le narrateur une impression de déjà vu. Une histoire qui se répète sans cesse et qui nous fait vivre. La force de vivre pour préserver la mémoire de morts.


Cinquième heure dédiée à une mélomane dans une famille mélomane par UNE aède mélomane. Aucune avancée du vent. Simplement "ne pas se laisser désenchanter" ce sont les souvenirs des autres qui permettent de garder la tête au dessus de l'eau. Néanmoins, le bain chaud qui conclut l'heure a happé la mélomanie. Il y a un besoin de retour à la croyance, la nudité épurée de toute certitude de survie, de tout enchantement. C'est de plus en plus flou et inaccessible mais c'est toujours aussi beau.


Dans cette sixième heure, l'ouragan prend le pas sur la maison. Remue la mer et commence à détruire ce qui a toujours existé : l'île. C'est donc l'histoire de l'enfant qui cherche à vivre sous l'eau et qui demande de l'aide et des infos sur l'origine de tous ces monstres naturels. Mais qui est exactement l'enfant ? Est ce la femme qui rêve sous l'eau dans la baignoire ? Est ce un souvenir ou un conte populaire ? Qu'est que ça signifie dans la réalité ? Tout ça c'est certainement le désenchantement, le besoin de réponses. L’ensemble est devenu métaphysique.


La septième heure est un adieu. Un adieu de Dieu ? Le narrateur semble y être assimilé. Et surtout j'apprends que probablement l'enfant est celui dont est enceinte Marie-Gabrielle. Je ne sais pas quoi en penser mais c'est triste. Il me semblait que Marie Gabrielle allait survivre et tout son univers avec. Elle n'a même pas pu s'exprimer beaucoup. Son Dieu a écrit ses adieux pour elle. Et Marie Gabrielle n'est pas morte, c'est peut être simplement son Dieu qui est mort elle n'y croit plus. Ou bien c'est l’œil du cyclone qui s'en va, personnification de Dieu. Il est mort, il laisse la vie à la protagoniste après l'avoir noyée elle et son enfant.


Il s’agit donc très probablement d’une réécriture de la création du monde en 7 heures au lieu de 7 jours, il y a clairement un sous texte religieux derrière la prose. Mais il ne s’agit pas uniquement de cela, les thèmes de la mémoire, de la conservation, de l’art sont abordés, et cela avec une extrême densité et je le répète, un grand hermétisme.
Ça sera donc très intéressant de l’analyser dans le détail, d’en comprendre les finesses, au-delà d’une plume incontestablement fine et précise qui m’a vraiment touché.


« L’œil était maintenant aveugle à toute cette arrière-pensée dans ses yeux qu’elle avait maintenant refermés pour mieux retenir les voix intérieures qui traversaient son cœur, son enfer et son ciel. » (p85 Quatrième heure)
« Il éclaira les fourmis, victimes ordinaires de ceux qui marchent sans rien voir, compagnie des feuilles mortes et du fumier » (p90 Quatrième heure)
« Grâce à la pleine lune, chacun dans l’île avait pu voir que le ciel ne s’était pas effondré » (p91, idem) « Ta cinquième heure je vais l’accompagner. J’appellerai tous tes maux par leur son. » (p97 Cinquième Heure)
« Je te laisse un pays sans famine autre que la faim d’une vie plus chère que le pain quotidien, sans épidémie autre que le cancer de l’âme d’hommes malades dans leurs corps sains » (p155, Septième Heure)

Arimaakousei
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le 4 sept. 2021

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