Le Livre enluminé n’est pas seulement ce qu’on appelle un beau livre au sens commercial – par exemple au moment des fêtes de fin d’année. C’est un beau livre (1).
Quant au texte, même sans parfaitement répondre à l’envie du lecteur qui, comme moi, cherchait un livre qui expliquât le rapport entre le texte et les enluminures dans les manuscrits médiévaux, il présente un intérêt évident. Les explications sont parfois de haut niveau pour un profane, mais jamais impossibles à comprendre pour peu qu’on sache se servir du glossaire à la fin du volume et qu’on soit raisonnablement motivé. De même, certains passages très spécialisés sembleront peut-être superflus au un non-spécialiste, mais ils restent brefs ; et puis qui cherche à se dépêcher en lisant un livre d’art ?
Le propos de Roland Recht est précisément d’étudier les enluminures non pas comme des illustrations plus ou moins secondaires, mais comme des images autonomes en tant que telles. Et puisque « la signification même des images peintes est fortement tributaire de leur valeur plastique » (p. 8), l’ouvrage traite autant la première que la seconde. C’est ainsi que le lecteur se retrouve plongé dans un monde où, par exemple, « entre le Xe et le début du XIVe siècle, les images médiévales suggèrent des espaces qui n’ont rien de commun avec la perspective à point de fuite central. Or si de telles formes de représentations ont prévalu, c’est qu’elles correspondaient à une expérience du monde qui leur donnait un sens » (p. 136). On est donc loin de l’idée selon laquelle l’art pictural du Moyen Âge serait desservi par une maîtrise technique insuffisante.
À la rigueur, l’ouvrage ne peut pas encore assez rendre justice à la complexité des codes artistiques de l’époque. Il insiste, par exemple, sur le fait que dans une enluminure comportant des personnages, « Des gestes d’imploration ou de déploration, des attitudes d’humilité ou de domination, des regards qui expriment l’injonction, la soumission ou la connivence sont autant d’expressions que l’artiste médiéval sait rendre avec l’économie de moyens nécessaire pour qu’elles soient compréhensibles » (p. 102). Mais il ne précise pas quel geste correspond à quelle attitude. Vues les connaissances et la générosité que l’auteur manifeste par ailleurs, il faut bien imaginer que la raison en est celle-ci : on ne connaît plus précisément ces codes. (Voir aussi ces « marginalia […] dont on n’a sans doute pas encore saisi la véritable signification », p. 192.)
Le Livre enluminé a le mérite de dissiper implicitement une autre tendance, qui consiste à considérer le Moyen Âge européen comme une période de stagnation des mentalités et des techniques. Ainsi, l’idée qu’avec le passage d’une culture orale à une culture écrite, « Le changement le plus profond et le plus décisif affecte l’architecture du livre » (p. 34). Ou encore, le fait qu’« à la conception du travail-pénitence va se substituer au xiie siècle l’idée du travail comme moyen de salut » (p. 53) trouve ses illustrations – à tous les sens du terme – dans les enluminures reproduites. L’auteur insiste particulièrement sur la relation dialectique entre mentalités, techniques et art qui concerne toutes les époques, mais qui semble particulièrement importante s’agissant d’une période couvrant une dizaine de siècles.


À moins d’avoir une mémoire de moine, le lecteur non médiéviste aura besoin de plus d’une lecture pour retenir l’ensemble des informations figurant dans le Livre enluminé, d’autant qu’elles tissent des liens assez fréquents avec d’autres champs du savoir – on parle d’un livre qui cite Gombrich et Goffman et Huyzinga. La fin de l’ouvrage en particulier, ce qui le rend remarquablement bien construit, élargit le sujet, en avançant par exemple que « Tout comme le récit fait du rêve par le rêveur montre bien que c’est le langage qui structure le rêve, dans le cas des illustrations des psaumes, c’est le langage (poétique) qui structure l’image » (p. 174).
Mais à moins qu’il ait les yeux foireux, je défie ce lecteur de ne pas trouver marquantes, ou simplement belles, au moins une dizaine des peintures reproduites : j’ai (enfin) compris pourquoi les Heures du duc de Berry étaient un chef-d’œuvre, certaines pages calligraphiées m’ont ému, et je crois toujours voir un Munch ou un Chagall dans le saint Luc des Évangiles d’Ebbon, peint dans les années 840.


(1) Par contre, « l’Image médiévale », écrit plus petit que « le Livre enluminé », semble en être le sous-titre tout en étant placé avant ? Bizarre, mais ce n’est pas le propos.

Alcofribas
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le 11 janv. 2019

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