Paolo Rumiz, journaliste, ancien correspondant de guerre en Bosnie, décide de faire un périple d'un mois sur les traces de ce fameux borgne qui défia Rome en passant les Alpes avec 40 éléphants. Un voyage avec en poche le proromain Tite-Live et l'incomparable Polybe ; un voyage fait de rencontres avec des spécialistes ou des locaux, qui lui fait arpenter des lieux fort divers du Bassin Méditerranéen.
Le livre s'ouvre sur une randonnée dans le val de Suse, en compagnie de chasseurs alpins, sur les traces du fameux passage des Alpes. On comprend déjà ce qui fait le charme de ce livre : la confrontation permanente entre la tradition antique et ce que sont devenus ces lieux, aujourd'hui. On y trouve une réflexion très importante, que pour avoir parcouru les dispositifs romains de défense sur le Rhin, sur le mur d'Hadrien et sur le Danube, je me suis souvent faite : il y a moins de distance entre les gens de l'Antiquité et le monde du début du XXe siècle qu'entre ce monde et celui où nous vivons.
Avant de résumer les chapitres, quelques impressions sur ce livre. La démarche est excellente, et le voyage a dû être intense. Je regrette juste quelques passages qui trahissent le style journalistique (p. 77 : "Mais alors, ce n'est pas moi qui ai choisi Hannibal. C'est lui qui m'a choisi") et des récits d'interviews sans doute un peu tronqués pour donner une cohérence à la quête. On n'a pas ici affaire à un véritable journal de voyage, factuel, mais à une sorte d'essai, qui rappelle beaucoup Danube de Magris. Et l'antiquisant en moi ne peu s'empêcher de tiquer un peu sur certains raccourcis ou quelques incohérences, comme décrire l'armée d'Hannibal en Italie comme un peuple de marin qui s'est fait au combat terrestre, alors que Rumiz dit lui-même que cette armée avait abondamment recrutée des mercenaires, des Celtes, enfin tous les peuples trouvés sur le passage de ce qu'on est tenté d'appeler la Grande Armée. J'ai souri intérieurement lors des passages sur G. Brizzi, dont j'avais suivi des modules lorsqu'il était professeur invité à la Sorbonne.
Voilà pour le pinaillage, mais comment ne pas aimer la démarche, et ne pas envier à son auteur une telle expérience !
Plan général :
Le périple commence en Sicile, où Hannibal n'a pas été, mais où Rumiz rencontre un spécialiste de Carthage, Piero Bartoloni. Avec lui, Rumiz va ensuite visiter Carthage et son identité si particulière, qui nous échappe en grande partie. Il s'efforce ensuite tant bien que mal de retrouver cette identité sous le béton de Carthagène (chap. 1).
Il remonte ensuite en France, par le col d'Arès ; s'arrête à Beaucaire et à Vaison-la-romaine pour y rencontrer un érudit, où il se fait la réflexion qu'Hannibal emprunte le même chemin qu'Hercule. Sur la difficile question du chemin pris pour passer les Alpes, il décide de demander à un local, qui lui indique que le plus court chemin est la D94 et le col de Larche. Mais au fond, avec une si grande troupe, Hannibal a pu diviser son armée et passer par plusieurs cols à la fois (chap. 2).
Descendant sur Turin, il s'interroge, visite l'académie militaire, tombe sur un géologue, Giuseppe Marchetti, qui lui explique que si les textes sont inconciliables avec la géographie actuelle, c'est tout simplement que les fleuves, ces autoroutes de l'Antiquité, se sont déplacés : la Trébie s'est passée vers Ancarano. A Bologne, il rencontre Giovanni Brizzi, "l'homme qui est Hannibal", qui décide de l'accompagner pour 10 jours sur les traces des batailles suivantes. Ils suivent Prato, sa plaine marécageuse où Hannibal perdit un oeil. Puis le lac Trasimène et Callicula, où le stratège ridiculisa par une ruse le consul Fabius Cunctator. Ces territoires sont remplis d'anecdotes mythiques (chap. 3). Vient la visite à Cannes, placée habituellement à Canne della Battaglia. Or le lieu a été identifié par un érudit local sous le Duce, qui étouffa ensuite les velléités du découvreur de se dédire, tant le site est parlant. En réalité, Cannes dut avoir lieu à Castelluccio, comme l'a prouvé un antiquaire local, Mario Izzo. Brizzi explique aussi que le refus d'Hannibal de marcher sur Rome après Cannes était réaliste (chap. 4).
Le duo part ensuite en Campanie, où l'influence africaine est palpable pour qui sait voir. Rome retourne la situation en refusant de se rendre. Rumiz se sépare de Brizzi le temps d'une escapade à Syracuse, qui prend partie pour Hannibal, mais tombe aux mains de Marcellus. Il y comprend le sens du mot otium (chap. 5).
Rome attaque Capoue, et pour l'en détourner, Hannibal fonce sur l'Urbs, disparaissant des écrans radar pour surgir là où on ne l'attend pas. Mais les Romains ont réussi à fédérer les cités italiennes. G. Brizzi doit retourner à Bologne. Hannibal, après 13 ans d'occupation, doit se replier sur la Calabre. Rumiz visite le Bruttium, hanté par la mélancolie du Sud. Crotone est encore un lieu marqué par Hercule, et la baie de Squillace, d'où le général, abandonné par Carthage, se décide à rentrer au pays. On offre à Rumiz Hannibal's legacy d'A. Toynbee, et il mesure le joug de fer que Rome fit régner dans le sud repris (chap. 6).
Retour en Tunisie, à Zama, fouillée par P. Bartoloni. Peu de choses à voir tant il reste à fouiller, mais les mythes liés à Hannibal y sont présents, notamment via une source. Passage en Crète, riche en mythes, propices aux rêves, et où Hannibal continua une carrière d'ennemi de Rome en fuite. Puis en Arménie, où il trouva refuge auprès du roi Artaxias, qui lui permit de fonder une vité, Artaxata. Echanges avec un berger arménien, qui connaît Hannibal et réunit la famille pour que Rumiz lui raconte son histoire (chap. 7).
Dernière escale en Turquie, sur le lieu où mourut Hannibal, qui s'empoisonna plutôt que d'être livré par le roi Prusias de Bithynie. Recherche infructueuse à Gebze d'un mausolée qu'aurait fait construire Septime Sévère en l'honneur d'un autre Africain. Avec l'aide d'un chauffeur de taxi, Rumiz tombe tout de même sur un mémorial construit par Atatürk. Pour conclure tout à fait le voyage, il va enfin à Liternum, à la recherche de la tombe du grand antagoniste d'Hannibal, Scipion l'Africain : l'oubli y est total, désert d'échangeurs et de bâtiments modernes.
Merci à Nicolas pour ce beau présent.