Jean Des Bories, le narrateur, revient d’une partie de chasse avec sa chienne, par une journée exceptionnellement chaude de septembre 1935, tout au plaisir de sa chasse réussie et de l’évocation de son ami Marescot. Depuis l’adolescence, Jean idolâtre ce camarade aux origines et à la trajectoire brillante, et ses visites rares dans sa petite ville du Périgord le comblent de bonheur.
Tandis que la chaleur s’intensifie et que des nuages d’orage s’amoncellent dans le ciel lourd, Jean découvre une source étrange, dont l’eau fraîche est d’une légèreté invraisemblable. Il ne résiste pas à la tentation d’y plonger pour se rafraîchir. Lorsqu’il émerge de cette source dans laquelle il a entièrement plongé malgré son étrangeté, l’air est devenu glacial, le monde a basculé.
«Je me suis levé et, écartant les branches et les épines, j’ai foncé à travers le buisson. Dans le fracas des branches cassées et le griffement des ronces, j’ai atteint le pré et je me suis trouvé sous le ciel. Le ciel était mort.
Immobile, la tête levée, je suis resté comme paralysé de surprise et de peur. Je respirais à petits coups rapides, comme un homme à bout de souffle. Le ciel était mort. De grands nuages noirs le couvraient complètement. Leurs volutes énormes semblaient pétrifiées. Ces nuages ne bougeaient pas. Ils étaient absolument immobiles et solides comme des marbres suspendus. On eut dit un amoncellement de rochers prêts à s’écrouler sur la terre au moindre choc. C’était un ciel d’orage, un ciel de grand orage, mais immobilisé en pleine furie.»
Jean Des Bories est dorénavant seul, en proie à la terreur, au bord de la folie dans une nature figée, totalement silencieuse. Ce qui reste de relief dans le monde pétrifié est cet homme casanier, d’une grande sensibilité malgré son air balourd, métamorphosé en un homme-univers, aux sensations visuelles et auditives hypertrophiées dans un monde sans saveur.
«Et peu à peu, dans le silence et la solitude, mon corps devenait un autre monde. Il semblait devenir infini et je me perdais en lui. Je l’entendais gronder, frémir, sonner, vibrer, hurler confusément comme une ville énorme. Je me voyais couché dans un grand parc, au centre d’une capitale. Et tous les bruits de la cité en pleine furie de vie grondaient sourdement dans le ressac du sang à mes oreilles. Des roulements, des chocs, des arrachements de camions et de chariots se heurtaient dans mes artères et mes veines, avec des clapotements clairs de sabots légers, de pluie giflant l'asphalte et les murailles avec des engorgements d'égouts et de foules bousculées.»
Son amour pour Marescot, ses souvenirs et ce qui reste de vie dans le tableau stupéfiant de la nature et des êtres gelés vont le mettre en mouvement, l'inciter à survivre dans ce monde impossible.
Méditation poignante sur la solitude, la souffrance de l’homme qui broie ce qu’il voudrait aimer, son incapacité à conserver la vie, même devenue si rare, «L’orage et la loutre» est un récit énigmatique comme un cauchemar somptueux, et une grande leçon d’écriture par un homme qui ne parvint pas à être publié de son vivant.
«Longtemps, je me suis baigné dans le murmure des mots que le silence gonflait en une cascade assourdissante. Je me sentais lavé, rincé des puanteurs de la solitude. Une joie violente m’animait. Le monde n’était pas mort, puisque tous les livres m’attendaient. Tous les livres bourrés de cris, de musique, de rires, de plaintes, de flammes, prêts à me soulever de leur voix puissante, les livres écrits avec le sang des hommes, avec l’eau du ciel et de la mer, avec le feu de la terre, avec le jour et la nuit, tous les livres m’appartenaient, avaient été enfantés pour moi seul, pour moi, dernier témoin du monde.»
Cet unique roman de Lucien Ganiayre (1910–1966) passât inaperçu lors de sa publication en 1973 aux éditions du Seuil, et on remercie les éditions de l’Ogre qui ont la merveilleuse idée de le rééditer (parution en mai 2015).
Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/04/12/note-de-lecture-lorage-et-la-loutre-lucien-ganiayre/