A l'époque de la peau sur les os, raconte Léopold, le narrateur enfermé dans un camp russe, je n'avais rien dans le cerveau, sinon le sempiternel chuintement d'une rengaine qui serinait nuit et jour: le froid pique, la faim trompe, la fatigue pèse, le mal du pays ronge, les punaises et les poux mordent. Je voulais négocier un échange avec les choses qui, sans être vivantes, ne sont pas mortes. Je voulais conclure un échange salvateur entre mon corps et la ligne d'horizon (...) ça n'avait rien à voir avec la mort, c'était le contraire.

En 1945, après la défaite de l'Allemagne, tout ses ressortissants sont tenus comme suspects, surtout en Roumanie, où Léopold est arrêté et déporté dans un goulag russe.
De ces années de déportation, de travail forcé, Léopold retient la faim, comme une compagne diabolique, toujours présente, tenaillante, obsédante, qui ne laisse place à aucune autre pensée.
La bascule du souffle, c'est cet éternel appel du corps, toujours en manque, ce corps comme l'authentique prison de l'âme, son rappel mordant à ses origines terrestres, ses besoins terribles en temps de manque, où le moindre objet prend des proportions cruelles quand tout vient à disparaître.

C'est l'époque de la cendre et de la faim, où tout est terni et sans goût, une époque de douleur, que les hommes s'infligent en temps de paix, les terribles séquelles méconnues de l 'après guerre, qu' Herta Muller dévoile ici.
Car si pour beaucoup la guerre s'achève en 1945, la plupart oublie les années qui suivirent de reconstruction sur les décombres, de procès plus ou moins juste, les camps communistes et les errances de ceux qui n'avaient plus de nation.
On repense au livre "La trêve" de Primo Levi, qui raconte sa longue odyssée avant de retrouver son pays, car pour lui aussi, la guerre ne s'est pas achevé sur "Si c'est un homme", récit inoubliable de ces années de camps de concentration.

Ce livre puissant d'Herta Muller, couronnée en 2009 du prix Nobel de la littérature, nous rappelle que l'histoire ne s'arrête pas, comme nous le montrent les films, sur la défaite des puissances ennemies, mais bien quand l'équilibre et les peuples sont rétablis à leurs places légitimes.
Cette "bascule" d'un monde, jamais stabilisé, après avoir vécu des bouleversements aussi terrifiants, ne peut se faire le temps d'une capitulation, et le monde d'aujourd'hui, oscille encore à retrouver un équilibre que la monstruosité humaine a peut être définitivement ébranlé.
madamedub
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le 6 juin 2011

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