On pense bien sûr à Borges, et à ce que Jean-Yves Jouannais appelait la "littérature prophylactique" - une littérature qui épuiserait des possibles avec fulgurance, par un geste éthique qui purgerait la bibliothèque universelle des développements infinis, des pages qui s'ajoutent sans fin aux autres. Revient régulièrement ainsi, dans les pages de La Bibliothèque d'un amateur, la figure fantomatique de l'écrivain sans œuvre, version littéraire de l'existence privée de témoins. Et pourtant, ce n'est pas non plus tout à fait ça. Ici, plutôt que de désamorcer tous azimuts des possibilités de fiction, Jean-Benoît Puech creuse toujours plus loin un même sillon, ressasse, dans cette quinzaine de résumés critiques de romans fictifs, les mêmes thèmes, les mêmes motifs (le fleuve en crue, les rituels enfantins, le mutisme), les mêmes noms (une multitude de patronymes qui reprennent, inversent, modulent les mêmes initiales J et B - celles du prénom de Puech...) qui permutent sans cesse. L'un des auteurs fictifs, qui dit s'être fait à l'idée d'avoir perdu l'inspiration, prend le parti de pasticher désormais ses propres œuvres ; il écrit une histoire de vampires, qui dit beaucoup de la conception de l'auteur qui se dévoile dans ces pages : celle d'un vampire qui se nourrit de ce qui l'a précédé, d'un narrateur qui absorbe les autres personnages au point de se confondre avec eux, d'un critique qui fait son miel de ces incertitudes, de ces flottements, de ces jeux de marionnettes.
Puech glisse ainsi avec une merveilleuse souplesse entre les différents niveaux dans lesquels il décompose les actes spéculaires de la lecture et de l'écriture, qu'il conçoit comme une succession de passages de témoins entre l'auteur, son narrateur, un personnage secondaire, et enfin le lecteur. A chaque fois se transmet un secret, une énigme, soumise au jeu équivoque de l'interprétation. Ce qui permet, ici, la persistance de cette énigme, c'est la "distance irréductible" qui sépare ces différents relais. Puech multiplie les paliers, les écarts - ce sont eux qui autorisent la fiction. Les miroirs sont mal réglés. Nulle identification parfaite entre ces différents relais : auteurs, narrateurs, personnages se mêlent, échangent leurs rôles, d'ailleurs tous autant révocables les uns que les autres. A la fin de chaque résumé critique, leur auteur, Benjamin Jordane, ne tranche généralement pas. Les pistes interprétatives restent ouvertes, chacune reposant sur une manière différente de révoquer ses personnages : le narrateur est-il vraiment fiable ? tel personnage et tel autre ne se confondent-ils pas ? celui-ci n'est-il pas un fantasme du narrateur ? Le dernier texte est ainsi un petit chef d'œuvre de littérature fantastique. Quant à l'écriture de Puech, son classicisme rigoureux et économe introduit un détachement subtilement ironique, une distance supplémentaire dans des univers empreints de symbolisme, de surnaturel, d'idéalisme : c'est une langue, selon une jolie formule employée par Jordane, "dont l'art consiste à se tenir, comme une gouvernante, dans un retrait vigilant".