En refermant ce livre stupéfiant, on peut penser aux dernières pages hallucinées des Aventures d'Arthur Gordon Pym, qui attribuent aux étendues blanches, à la couleur blanche, un caractère anormal et menaçant.


Le reportage de Jacek Hugo-Bader est une plongée jubilatoire et glaçante dans un enfer décati, un road-trip dangereux à travers l'immensité sibérienne, à la rencontre de ses naufragés et de ses naufrageurs, au nombre desquels l'alcool s'avère être le plus redoutable, avant même la misère, les grands froids, et la violence généralisée.
Pour les survivants de ces contrées pétrifiées, la fièvre blanche est l'expression de ce que nous appelons le delirium tremens, soit le bout de la nuit alcoolisée, soit, quelque part, le cadeau frelaté des colons blancs...
Seulement cette extrémité tourne ici à l'épidémie, à la catastrophe de grande envergure, et propage la violence, la dépression, le suicide et la folie avec une intensité ahurissante: Sans parler de la pauvreté et de l'ennui, il semble que les populations autochtones de ces régions, descendants de chasseurs nomades, ne jouissent pas d'un métabolisme capable de synthétiser efficacement les céréales fermentés contenus dans l'alcool (Quand ce n'est pas le premier liquide de refroidissement venu…), et l'éthylisme les affligent avec plus de brutalité et d'excès que le pire des choléras.


Cette peinture sociale n'est pourtant pas le seul point de vue qu'il nous sera proposé de jeter sur ce vaste bout du monde: Personnages pittoresques, à la dérive ou en lutte, échappés de Dersou Ouzala ou du temps des soviets, villes crépusculaires et désertées, nature puissamment hostile, incroyables dangers de la route, tout là-bas évoque un univers post-industriel digne d'un Mad Max frigorifié. Voyage dans des Wastelands qui s'étendent de l'Oural à Vladivostok.


Le livre brille par une narration efficace qui distille données informatives passionnantes, points de vue circonstanciés et pointes d'ironie salvatrices.
La lecture est autant portée par l'étrangeté du monde évoqué que par l'histoire elle-même, taillée comme un roman d'aventure.


À cette fameuse devise d'Ovide: "Omne Solum Forti Patria Est" (À l'homme de caractère tout sol est une patrie), Malevitch oppose cette sentence désabusée: "Quiconque a traversé la Sibérie ne pourra plus jamais prétendre au bonheur"…
C'est noté.

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le 24 mars 2014

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