Hegel power
Enfin je le lis, cet ouvrage dont il est vrai qu'il a parfois été réduit à un constat béat de victoire du capitalisme sur le communisme qui sonnerait la fin de l'histoire.Et ô surprise : Fukuyama est...
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le 7 janv. 2024
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Enfin je le lis, cet ouvrage dont il est vrai qu'il a parfois été réduit à un constat béat de victoire du capitalisme sur le communisme qui sonnerait la fin de l'histoire.
Et ô surprise : Fukuyama est un hégélien. La vache.
Je pourrais reprendre tel un scribe la trame du livre et livrer page à page mes annotations, mais ce serait lui faire un trop grand honneur. Car on peut faire bien des reproches à ce livre, qui a mal vieilli par plusieurs aspects.
Au niveau de la forme, c'est un mélange assez déconcertant. On alterne entre des analyses historiques au ras des pâquerettes, qui relèvent davantage du lecteur de Time Magazine que de la Revue des Annales, et des chapitres d'histoire des idées denses mais bien vulgarisés (bien qu'allant dans le sens de leur auteur.
En gros : le communisme est mort, il n'était qu'une étape d'une partie des peuples dans la marche qui mène à la démocratie libérale. Il est donc temps de réhabiliter Hegel, injustement déprécié par Marx. En effet Marx voyait comme moteur de l'Histoire la lutte des classes, alors que pour Hegel le moteur de l'Histoire est le "désir de reconnaissance", motivé par le thymos (une sorte de sens de l'honneur qui pousse à se dépasser).
L'Histoire conduit vers la démocratie pour plusieurs raisons : d'un point de vue technologique, car les progrès de la physique (cumulatifs et concentrés) améliorent les conditions de vie de l'espèce humaine ; d'un point de vue économique, car les pays qui ouvrent leur économie s'en tirent mieux que les autres car cela booste leur esprit de compétition. Enfin surtout, car au niveau collectif comme au niveau individuel, le thymos finit toujours par se réveiller : les individus veulent se voir reconnaître des droits, cela finit toujours par arriver. Même si la route est loin d'être droite, c'est là que nous mène, plus ou moins parfaitement le chemin de l'Histoire.
Une dernière partie s'interroge sur les dangers pour l'Homme d'atteindre ce but. Oui car Fukuyama reprend le mythe du premier homme chez Rousseau (homme bon, corrompu par la propriété) et chez Hegel (le maître qui, en mettant en danger sa vie, réduit à merci l'esclave) pour montrer que la démocratie libérale est le système qui non seulement abolit les distinctions maître/esclave, mais fournit à chacun suffisamment d'exutoires pour satisfaire le "désir de reconnaissance".
Et donc, que se passe-t-il après ? Il y a des dangers, dit Fukuyama. Et bizarrement, s'il mentionne rapidement le réveil des nationalismes chez les oubliés de la croissance, il passe beaucoup de temps à s'inquiéter de la trop grande extension des "droits individuels" de communautés qu'il juge trop segmentées : oui, Fukuyama a peur des LGBT et des défenseurs du vivant (il faut dire, à sa décharge, qu'on avait encore beaucoup de chemin à faire en ce début des années 1990).
J'ai résumé à gros traits l'argumentation du livre. Quels sont les principaux reproches que je lui ferais ?
Déjà, le point le plus évident : l'optimisme de Fukuyama quant aux progrès de la démocratie est vraiment le fruit d'une époque, celle du début des années Clinton. On retrouve la candeur de cette époque : Saddam Hussein montré comme le grand méchant et la guerre du Golfe comme une guerre juste ; il n'y pas encore eu les scandales Enron ou la crise de 2008 ; le monde de Fukuyama ne vit pas dans le bain acide des réseaux sociaux ; il n'y a pas encore eu la dérive sécuritaire post-11 septembre. Et les déconvenues dans l'incapacité des Etats-Unis à faire de l'Afghanistan ou de l'Irak des démocraties (nonobstant les centaines de milliers de civils tués par les bombes à fragmentation). A noter que l'islamisme radical est tout de même noté comme un facteur de résistance. Bref, ce livre est une capsule temporelle des rêves du début des années 1990.
Au niveau économique, l'argumentation de Fukuyama est dans la droite ligne de l'école de Chicago à la Milton Friedman, c'est-à-dire qu'elle manque complétement de mesure. Il est assez savoureux que son principal argument en faveur du capitalisme est le formidable développement de l'Extrême-Orient, quand on sait ce que sera l'éclatement de la Bulle au Japon et en Asie du Sud-est à la fin des années 1990. Les pays d'Amérique latine qui ont un secteur étatique ont une économie qualifiée de "mercantile" (par opposition à "ouvert/libéral"). La grande désillusion de Stiglitz paraîtra quelques années plus tard, et ce livre est un parfait exemple de la fois béate dans les marchés dérégulés. A noter parfois des stéréotypes sur divers peuples et leur rapport au travail : écriture d'un autre temps.
A noter que Fukuyama, malgré les faiblesses de son argumentation à l'épreuve du temps, mérite le respect : c'est ce genre d'intellectuel à la Raymond Aron (mais moins fin) qui prend le temps de peser ses concepts et construire le cheminement de sa pensée.
Mais bon, désolé : c'était bien d'essayer, vraiment, mais : Marx enfoncera toujours Hegel.
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le 7 janv. 2024
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