La marine de Besson : une tragédie qui échoue
Par un choix iconographique intelligent de Julliard, on entre dans le dernier Besson en lui ôtant de sur le dos une marine languissante d’Edward Hopper – sauf à faire partie de ces gens qui savent lire un roman encombré de sa jaquette. Il faut bien avouer que la mélancolie des classes moyennes propre aux toiles de Hopper sied assez bien à l’ambiance de la "Maison atlantique" de Besson, mais écrire un roman comme on peint un paysage est un art mal maîtrisé par l’auteur.
Plutôt qu’un travail de peintre, Besson met ici en œuvre un travail de restaurateur, son narrateur complétant par des retouches ponctuelles la peinture de l’été de ses dix-huit ans, durant lequel sa jeune existence a fini de basculer. Ce basculement avait commencé deux ans plus tôt, lorsque sa mère, lasse de vivre après avoir été humiliée et quittée par un père séducteur, prédateur compulsif, avait succombé à un surdosage médicamenteux (le suicide n’ayant jamais été avéré). On apprend dès le début du roman que le père est mort à son tour au cours de l’été. Il ne reste donc plus qu’à savoir comment ce séjour au bord de l’atlantique, normalement destiné à renouer le dialogue entre un père et un fils que tout oppose, a pu accoucher d’un orphelin nonchalant, presque cynique. « Je suis orphelin, ce sont des choses qui arrivent » : voici l’entrée en matière.
De fait, des choses qui arrivent, il y en a peu dans ce livre. Le décor est rapidement planté : une maison de type classe-moyenne-plus, comme celles qui sont apparues en même temps que les congés payés ; mais pas n’importe quelle maison, celle dans laquelle la mère est morte, comme si l’auteur voulait d’emblée hisser le pavillon de la tragédie. L’atmosphère est à la frivolité estivale, en proie à une moiteur doucereuse. Il plane sous le ciel atlantique une pesanteur diffuse, impalpable, pas vraiment dérangeante, mais dont on sent bien qu’elle recèle le potentiel d’une chute. L’ambiance est ainsi posée, à coup de chapitres de trois pages, qui imposent au roman le rythme entraînant d’une valse un peu fiévreuse. S’il y a au moins un art que maîtrise l’auteur, c’est celui-ci, celui du rythme. Il lance son métronome à la première page et se tient à son battement jusqu’à la dernière. C’est peut-être pour communiquer au lecteur la conviction de cette mécanique implacable qui doit conduire les personnages vers leur chute, cette « machine folle » dont le narrateur est lui-même persuadé qu’elle a déroulé leur destin. Besson prend beaucoup de précautions pour présenter cette chute comme une évidence, une construction progressive de son roman ; mais on a beau être attentif aux signes laissés en route, il semble difficile de partager cette évidence. Que l’auteur ait voulu peintre une tragédie ne fait aucun doute. Qu’il y ait réussi est moins certain. Il ne suffit pas de baliser tout le texte avec des topoï du genre pour que le résultat soit à la hauteur du projet initial. Lorsque la chute survient finalement, après deux cents pages de délayage, elle semble résulter bien plus d’une folie ponctuelle du narrateur que d’une nécessité méthodiquement bâtie par le romancier.
Il en ressort finalement l’impression désagréable d’avoir été berné, transporté jusque là par une cadence monotone, aux engrenages trop ostensibles pour remplir réellement leur fonction. En réfléchissant à rebours, on perçoit le caractère trop artificiel de la construction, on distingue les clichés abandonnés ça et là : le personnage féminin, qui est une Madame Bovary au rabais, celui du narrateur, apprenti homosexuel tout droit sorti d’un manuel de psychanalyse, la météo qui vire à l’orage quand les choses s’enveniment, etc. On saute allègrement d’un chapitre à l’autre, sans prendre le temps de s’arrêter en route pour appréhender la complexité de la situation, la profondeur de la psychologie humaine, l’intrication des rapports de force à l’œuvre. Le roman tout entier n’est qu’ambiance, arrière-plan, décor inhabité, et on finit par le rhabiller avec la marine de Hopper qui lui sert de jaquette, en se disant que l’éditeur devait être parfaitement conscient de la teneur véritable du livre lorsqu’il l’a choisie.