La Nouvelle Atlantide est souvent qualifiée d’« utopie scientifique », ce qui est assez précis et flou à la fois pour qu’on se l’imagine comme un genre d’Enfer planificateur et rationaliste. Or, planificatrice et rationaliste, la création de Bacon ne l’est pas tant que ça. Cette utopie-là est écrite sur le mode du récit de voyage, si bien que son caractère scientifique, me semble-t-il, vient avant tout de l’éloge de la science qu’elle propose : plus exactement, « le texte nous livre, en bloc, et une certaine idée de la science et sa mise en mythe », explique l’éditrice du volume en « GF » (p. 58).
C’est pourtant un récit de voyage dans lequel il ne se passe presque rien : les voyageurs débarquent à Bensalem, les habitants commencent par se méfier puis, rassurés par les bonnes intentions de l’équipage, font visiter leur ville. (Si vous avez lu les Jardins statuaires, vous verrez ce que je veux dire. Et encore le narrateur du roman de Jacques Abeille a-t-il quelque prise sur la région qu’il visite.)
Car au fond, la Nouvelle Atlantide est un manifeste déguisé : manifeste pour une science qui couvre l’ensemble des connaissances, qui débouche sur des applications concrètes (« Notre Fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles », p. 119), qui soit un conservatoire autant qu’un observatoire et qu’un laboratoire, qui soit collective et se caractérise par le principe de reproductibilité – et aussi un manifeste pour une religion qui ne considère pas la science comme son ennemie.
Fondement de la science moderne ? On peut toujours blâmer la Nouvelle Atlantide pour sa misogynie, ou reprocher à Bacon de ne sortir d’un paradigme regrettable (Dieu comme maître et possesseur de la nature) que pour se précipiter dans un autre (l’humain comme maître et possesseur de la nature) qui n’est pas moins meurtrier. Outre que ces critiques sont, dans un sens, anachroniques, elles me semblent en partie désamorcées par la douceur qui émane de l’essai : pour Bacon, parler de « Jonas rejeté du ventre de la baleine » (p. 89) n’exclut pas de poser les fondations d’une science laïque.
Un mot pour finir, à l’intention de ceux que les soixante-cinq pages d’introduction de la collection « GF » (plus longue que la Nouvelle Atlantide elle-même !) et ses vingt pages de notes rebuteraient : cette introduction, qui peut tout à fait être lue – et aurait pu être publiée – à part est un modèle d’érudition sans cuistrerie, et baigne tout autant que le texte de Bacon lui-même dans un plaisir de connaître communicatif.

Alcofribas
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le 17 mai 2020

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