Ramassée sur elle-même comme un poing prêt à s’écraser sur la figure du lecteur, l’écriture d’Elfriede Jelinek, auteur autrichienne ayant reçu le Nobel de littérature il y a dix ans, est féroce et violente jusqu’à la haine. Dire qu’elle est « sans concession » serait en-dessous de la vérité, elle est la dissection crue et sanglante d’une société qui n’offre aucun espoir d’épanouissement à ses protagonistes. Cette écriture compacte, froide et coupante comme un silex, ne ménage aucune respiration au lecteur qui malgré le glauque de la narration se trouve hypnotisé jusqu’à descendre au fond du tourbillon des illusions en même temps que Walter, Erika et « la mère ».
Mais qui sont Walter, Erika et « la mère » ?
Erika est « l’enfant chérie » de « la mère ». Elle est à peine une personne, elle est d’abord un pion, le jouet des ambitions de « la mère » vouées à avorter, à se briser contre les rochers de la réalité. Erika est la meilleure, c’est une artiste. Elle a été éduquée dans un seul but : être l’Unique, la seule, la talentueuse, la planche de salut et le pilier de l’économie ménagère du couple incestueux qu’elle forme avec « la mère ». Telle la musique, tel l’art, Erika ne partage pas la sphère du commun des mortels, elle plane très au-dessus. En tout cas, « la mère » et elle en sont convaincues.
Erika a presque quarante ans et dans la Vienne du début des années 80, elle est professeur de piano, employée par un Etat qu’elle méprise, enseignant SON art à des étudiants qu’elle méprise, prenant les transports en commun avec des contemporains qu’elle méprise ; la seule personne qu’elle ne méprise pas, c’est elle car elle est convaincue de sa supériorité. Enfin, pour l’instant, à l’heure où débute ce roman dérangeant qui perce le huis-clos de son existence et nous en dévoile des facettes obscènes, elle ne se méprise pas encore. Quant à « la mère », elle la méprise aussi tout en étant incapable de s’en éloigner car « la mère » est pour elle la source du seul plaisir qu’elle a dans la vie : le confort domestique. Une fois incarcérée entre les murs de leur appartement, Erika est tellement bien devant sa télé qu’elle ne veut rien changer. Alors, quand Walter, l’un de ses étudiants, amouraché et persévérant, entreprend de violer le saint des saints et de s’introduire dans sa vie puis dans son appartement, son « équilibre » bascule et Erika entrevoit, impuissante, cette situation comme la seule opportunité qui se présentera à elle d’assouvir ses illusions fantasques, mélange d’érotisme, de violence, de passion et d’humiliation, en un mot : le sado-masochisme.
Ce texte court est assez fascinant car il attire et révulse à la fois. Jelinek, dans son souci constant d’emprisonner la société sous une loupe, offre un spectacle répugnant mais son écriture est tellement impactante qu’elle englue le lecteur. Roman noir s’il en est, « La pianiste » fouille de manière chirurgicale la psychologie trouble de personnages qui semblent étrangers à notre propre réalité mais est-ce vraiment le cas ou bien est-ce que dans l’immeuble qui jouxte le nôtre vivraient des êtres aux aspirations inavouables ?
Je peux comprendre qu’on n’accroche pas à ce type de littérature mais personnellement j’ai été heureuse de le découvrir, ne serait-ce, au-delà du thème, que pour la plume exceptionnelle de l’auteur. Je tiens d’ailleurs à tirer mon chapeau aux deux traducteurs, Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize !