Dans tous les sens
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Il y a deux catégories de livres dans lesquels les passages en langues étrangères ne sont pas traduits : ceux dont l’éditeur se fout complètement et ceux dont l’auteur estime qu’un lecteur idéal traduira lui-même – du grec ancien, du latin et de l’italien dans le cas de l’ouvrage de Jean Seznec… Donc autant le dire tout de suite, la Survivance des dieux antiques propose des analyses de haut niveau. Aussi essaierai-je avant tout de ne pas produire une critique qui ressemblerait à des conseils que le prof qui s’occupe du club d’écriture de ton collège prodiguerait à un Pierre Bergounioux ou à un Éric Chevillard.
La Survivance des dieux antiques date de 1940, mais il me semble que ça n’enlève rien à la thèse principale : il s’agit de « démontrer que les dieux ont survécu, au Moyen Âge, dans des systèmes d’idées déjà constitués à la fin du monde païen » (p. 12 de la réédition « Champs »), si bien que « la Renaissance nous apparaît comme la réintégration d’un sujet antique dans une forme antique » (p. 249) plutôt que comme la tabula rasa à laquelle on la réduit parfois. On parle ici d’histoire culturelle en général : aussi bien de philosophie que de littérature, de beaux arts et même « les fêtes, les cortèges et les triomphes […] ce domaine intermédiaire entre la vie et l’art, où l’Italie de la Renaissance produisit tant d’éphémères chefs-d’œuvre » (p. 328).
Je ne reviens sur les détails de la démonstration, d’une part parce ça prendrait un temps fou pour faire de la paraphrase, d’autre part parce que la fin de l’ouvrage propose une « table analytique des matières » de six pages qui récapitule la structure de la démonstration. Peut-être, d’ailleurs, peut-on lire ce genre d’exercices comme une pierre de touche d’un essai réussi : le verbiage ou le manque de structure y apparaissent nettement – ce qui n’est absolument pas le cas dans la Survivance des dieux antiques.
L’ouvrage, tout à fait inutile – mais qu’est-ce qu’un livre utile ? –, est en fin de compte tout à fait convaincant. D’une part, il est clair (1). D’autre part, il ne se limite pas à proposer la conclusion d’une démonstration, mais expose les analyses qui y ont abouti, et souvent tisse des liens avec les premiers constats qui ont abouti à ces analyses. Dire par exemple que « cette place étonnante, sinon démesurée, accordée [par la Renaissance] aux divinités orientales […] s’explique, à notre avis, par une influence contemporaine : celle des “hiéroglyphes”, qui attire vers l’Égypte, et en général vers l’Orient, l’attention des humanistes » (p. 278), ce n’est pas simplement s’étonner – en bien ou en mal – d’un phénomène guère connu en dehors du cercle des historiens. C’est surtout rattacher des faits concrets à une théorie abstraite qui les explique sans les épuiser et les lie elle-même à d’autres faits – autrement dit, pratiquer la synthèse.
Dire que « moins soucieux des qualités plastiques des images que de leur vertu symbolique, l’humaniste ira de préférence aux figures mythologiques les plus complexes, les plus chargées, les plus bizarres, parce qu’il les croira plus aptes à manifester toutes les nuances de sa pensée et la subtilité de ses intentions » (p. 337), c’est nuancer implicitement l’idée d’une Renaissance éclairée, débarrassée des fioritures et des artifices du gothique, que le terme même de Renaissance semble impliquer. Dans le même ordre d’idées, l’auteur évoque ailleurs (p. 311) le rôle de ces ecclésiastiques qui « continuent d’aimer, comme humanistes, ce qu’ils condamnent – ou devraient condamner – comme théologiens ».
Jean Seznec rappelle judicieusement qu’avec la Renaissance, « l’héritage que l’Italie distribue ainsi aux nations, ce n’est pas le trésor de la mythologie classique, brusquement mis au jour, et retrouvé intact ; c’est un dépôt qu’elle a reçu pour une part, du dehors » (p. 372). C’est précisément ce « dehors » – géographique, mais aussi chronologique, idéologique, culturel… – qu’explore la Survivance des dieux païens.
(1) Bon, ça ne se lit pas non plus d’un œil : la Survivance… exige du lecteur une concentration certaine.
Créée
le 1 févr. 2020
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