J.G.Ballard est souvent présenté comme un écrivain de Science Fiction mais ici avec cette "horrible" "Trilogie de béton" il navigue dans les eaux troubles et inquiétantes de l'anticipation sociale. Comme il le dit lui même "le futur, c'est maintenant" à son époque en 1975 et encore plus maintenant en 2022 et demain ?...Pardon Maintenant ! Des eaux qui pourtant paraissent belles mais en s'immergeant avec J. G. Ballard on est happé par sa vision sordide, noyé dans un cauchemar. Le monde, notre monde nous est présenté avec un pessimisme nauséabond, tout est poussé à l'extrême. Nous sommes sur une pente raide qui va nous précipiter dans un gouffre sans fond. Ballard ne croit pas en l'homme il chante donc la décadence et la destruction : l'effondrement ! Il n'y a rien de positif, son analyse sans concession oublie toute joie. Il n'y a que pornographie, dérive technologique suffocante, prison de verre narcotique, habitat concentrationnaire, êtres dépravés, consumérisme navrant, solitude dans la foule et violence !

Parfois son style surréalisto-cubiste pourtant au coeur de récits extrêmement bien construits rejoint la peinture tant par ses descriptions que par les déformations qu'il imprime aux choses et aux êtres. Il voit à l'intérieur et plonge très profond dans l'inconscient humain et dans l'horreur de notre environnement technologique dénaturé. Il est une espèce de Picasso, de Francis Bacon de la littérature. Dans les trois ouvrages (650 pages environ) présentés "Crash", "L'île de Béton" et "I.G.H." le malaise est omniprésent. Le monde est un fruit infecté qui pourrit lentement. Comme dans les "Disintegration Loops" de William Basinski il se désagrège lentement mais irrémédiablement.

  • Crash !

C'est certainement le plus dérangeant des trois livres. L'énormité des fantasmes, la brutalité des protagonistes drogués, alcoolisés, en panne d'amour met mal à l'aise dès le premier chapitre qui est un choc. Et pourtant... La femme "objet" et la voiture sont si étroitement imbriquées dans la publicité pour les voitures. Partout à grands renforts de cuisses, de poses lascives et de culs vissés sur des ailes chromées rutilantes nous sommes submergés de sollicitations sexuées pour consommer. On ne compte plus le nombre de pubs sexistes vantant les mérites de tel ou tel modèle.

Il a la voiture, il aura la femme !

Du bolide à la Limousine en passant par la voiture de M. Toutlemonde, la tech motorisée nous envahit, nous aliène. Elle est si démesurée et irraisonnée : pornographique.

Ainsi l'auteur de mêler la Pornographie sexuelle de la façon la plus crue à l'outrance technologique motorisée. D'aucuns s'ils font l'effort de lire trouveront les descriptions sales, les fantasmes horrifiants, bien peu excitants mais encore une fois en deçà de ce que l'on peut trouver en quelques clics sur la cybersphère. Partout bien plus encore à notre époque qu'à celle de Ballard la pornographie violente s'étale sur les sites internet en libre accès sans même parler de snuff movie.

Cars, stars, scars !

Dominance, argent, mort !

Tours immenses, aéroports gigantesques, supermarchés climatisés, routes surchargées, échangeurs d'autoroutes labyrinthiques, concrete jungle foisonnante, c'est le théâtre des mutations incontrolées, de la déshumanisation monstrueuse de notre planète. C'est le théâtre de Crash, notre théâtre !

  • L'Île de béton

Robinson Crusoë moderne. La solitude dans un monde surpeuplé ou le béton cache des vies dérèglées, malmenées. Les voitures passent, des milliers de conducteurs vaquent à leurs occupations. Pauvres citadins esclaves. La voiture les possède, les meubles les possèdent, l'appartement les possède, la dette les possède. Les banlieusards s'enferment derrière des murs, des portails électroniques et tout ce petit monde de rouler sans se douter que le béton cache des endroits abandonnés, des îles où se retrouvent des êtres pantelants, sans avenir, ni envie qui se croisent, se voient de loin et c'est tout ! Une fable moderne ou la ville et les échangeurs, encore une fois la "concrete jungle" étouffe des humains rongés et misérables qui croient décider de leur vie mais qui ne sont que les jouets d'un monde technologique aliénant.

  • I.G.H. (Immeuble de Grande hauteur)

Encore un récit surréaliste terrible sur fond de fable citadine sordide. Lutte des classes, guerre, régression ! Ballard rembobine l'Histoire à vitesse grand V. C'est un auteur capable de tuer ses personnages à n'importe quel moment. Il ne faut donc pas s'attacher à tel ou tel car il sert le récit, les idées ou concepts que développe l'auteur. L'I.G.H. est un microcosme de toute la société urbaine qui devient folle, comme infectée de l'intérieur par quelque chose qu'elle ne domine plus et qu'elle ne comprend plus. Elle s'enfonce dans des sables mouvants, recule au lieu d'avancer infectée par ses propores miasmes à savoir surconsommation, détritus, arrivisme, violence contenue et psyché déréglée.

Le titre en anglais "The urban disaster trilogy" est plus représentatif de ce qu'est la réunion de ces trois récits prohétiques, de cette prescience dont font preuve les grands auteurs. Nous sommes donc en présence d'un tryptique littéraire aussi peu réjouissant que celui du peintre Otto Dix, un chef d'oeuvre de la littérature d'anticipation. Ancrée fortement dans le présent, un présent augmenté, Ballard y déroule ses fils comme une araignée tisse sa toile. Que l'on soit conscient ou inconscient des malaises de notre temps, de la saleté de la nature humaine, les phrases qui s'enchainent nous percutent, nous chavirent, et l'auteur nous entraine dans ses visions jusqu'à la nausée. Oui l'artiste avisé qu'il soit musicien, peintre ou écrivain sait dépeindre son époque et anticiper la suivante. Cela, Ballard le fait avec brio !

Ballardien (adjectif) :

Ce qui a trait particulièrement à une modernité dystopique, à des paysages architecturaux désolés et aux effets psychologiques des développements technologiques, sociaux et environnementaux.

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le 26 juin 2022

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