Je serais curieux de savoir comment ceux qui qualifient l’orthographe de science des ânes définiraient la typographie. Ma curiosité mise à part, les deux domaines ont une histoire, et l’« essai d’histoire critique » (c’est le sous-titre) de Robin Kinross s’attache à celle du second.
Les treize premiers chapitres de la Typographie moderne retracent chronologiquement l’histoire de la typographie à partir de 1700, c’est-à-dire dès que se fait jour « l’aptitude à articuler savoir et conscience » (p. 10) : pour Kinross, on parle de modernité typographique quand les imprimeurs réfléchissent à la typographie. (Dit encore autrement, « le moment où l’imprimerie se transforme en typographie est également celui où elle devient moderne », p. 12.) Les chapitres 14 à 16 sont respectivement une série de très utiles « Exemples » qui reproduisent certains travaux évoqués dans le texte, un « Commentaire des sources » et une « Bibliographie ».
Mais de quelle histoire de la typographie parle-t-on ? L’ouvrage se garde bien de produire ces listes de caractères, de typographes et de fonderies, plus ou moins encyclopédiques et souvent fastidieuses, qui jalonnent plus d’un livre du même rayon. On ne gave pas le lecteur, et « si l’essai est court, il [lui] permet de généraliser et d’extrapoler » (p. 4). Mais plutôt, à partir du moment où « les principes graphiques qui commandent la réalisation des livres n’apparaissent […] pas nécessairement sous la forme de propos publiés ou écrits, ou de déclarations orales, car ils peuvent être déduits de l’analyse des imprimés » (p. 17), c’est à cette analyse que se livre Robin Kinross. C’est là que réside sa réussite.
Ainsi, les avancées techniques qui constituent les étapes de l’histoire de la typographie ne sont jamais évoquées seulement pour elles-mêmes : c’est précisément leur articulation avec des considérations plus abstraites qui fait l’objet de l’essai. L’auteur souligne d’ailleurs l’importance de cet aspect : « Comme toujours dans l’histoire de la typographie, il n’y avait aucune place pour la conception pure. Les processus de conception étaient, de manière inextricable, déterminés par des aspects techniques et des objectifs commerciaux » (p. 170). Il est ici question des batailles entre éditeurs de logiciels des années 1990, mais cette tripartition – imaginer, fabriquer, vendre – semble en effet constituer le moteur de l’histoire de la typographie telle que Kinross l’envisage. Il est en tout cas le moteur de l’ouvrage.
Le lecteur friand de généralisations et d’extrapolations aura remarqué que la figure de l’imprimeur – et non du concepteur de caractères – se trouve à la fois exclue et au cœur de ce triptyque. Or, « la profession [d’imprimeur] apparaît dans ce livre comme l’un de ses personnages principaux, bien que la plupart du temps muet, en tant qu’il constitue le nerf de l’imprimerie » (p. 17) : ce n’est pas un hasard (1).
Cela dit, les diverses tendances de la typographie en tant que discipline proche de la « conception pure » sont évoquées en détails. Mais là encore, Kinross élargit le propos en les replaçant dans leur contexte idéologique et intellectuel : c’est ainsi qu’on apprend que « la création du “romain du roi” [en 1693] […] faisait partie d’un étude plus vaste sur les techniques artisanales (et leur possible amélioration) menée par l’Académie des sciences qui venait d’être créée » (p. 17) – étude qui dans un sens préfigure l’Encyclopédie des Lumières. Et c’est cette mise en perspective généralisée qui permet à l’auteur de souligner que les « prétentions fonctionnelles [de la typographie suisse] sont sujettes à caution lorsqu’on sait que plusieurs de ses figures de proue étaient aussi des artistes abstraits professionnels […] et que l’enseignement du design graphique en Suisse était fondé sur l’art abstrait » (p. 17). Voilà le genre de considérations que peu de livres sur la typographie proposent.
Je n’insiste pas davantage, car le mille-feuilles de citations que constitue cette critique ne rend pas justice au caractère alerte d’une Typographie moderne à la fois dense et synthétique. Il est évident, pour finir, que les éditions B42 ont soigné la typographie de l’ouvrage. Si on m’avait dit que j’apprécierais un volume à la couverture rose et kaki et au texte principal présenté en drapeau…


(1) « L’ambition de ce livre est […] de montrer que des éléments modernes sont présents dans ce qui est considéré comme traditionnel, et que ce qui est considéré comme simplement “moderniste” n’en est pas moins lié à une tradition » (p. 15). Si l’ouvrage peut mener à bien cette ambition, c’est, me semble-t-il, parce que le rôle joué par les imprimeurs est primordial dans cette dialectique de la tradition et de la modernité. On peut expliquer ainsi le fait que « les livres [de la Kelmscott Press] se situaient dans l’esprit de l’utopie de Morris : tout à la fois rétrogrades et tournés vers l’avenir » (p. 43) par exemple – et cela déboucherait sur des considérations politiques que la Typographie moderne ne fait qu’effleurer, ce dont on ne saurait lui tenir rigueur.

Alcofribas
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le 9 nov. 2019

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